Religions et Argent

Théologiens

Luther et les Juifs

Luther[1] est celui qui donne à l'Allemagne sa langue unifiée, ses textes sont devenus un patrimoine commun et, pour la grande école historique prussienne du XIXe siècle, il est considéré comme le premier acteur de l'unité allemande. Les mots de Luther ont donc, en Allemagne, plus de poids que d'autres dans les représentations collectives, et ils ont aussi contribué à donner à l'antisémitisme allemand un langage et une pensée communs. Pourtant, en 1523, dans Que Jésus-Christ est né juif, Luther prône plutôt la tolérance vis-à-vis des Juifs, même si l'horizon demeure bien sûr d'obtenir leur conversion. C'est vingt ans plus tard, en 1543, qu'il publie un pamphlet violemment antisémite, Des Juifs et de leurs mensonges. De nouveau, l'usure et le goût immodéré du profit sont au cœur de l'attaque :

Qu'on leur interdise l'usure et qu'on leur confisque toute monnaie et bijoux en argent et en or, et qu'on les mette de côté. En voici la raison : tout ce qu'ils ont (comme je l'ai dit plus haut), ils nous l'ont volé et dérobé par leur usure, étant donné qu'ils ne subsistent par aucun autre moyen

Dans ce texte, tantôt Luther attaque sur le terrain savant de la théologie, tantôt il emprunte la forme (et le fond) de la trivialité et du préjugé. Pierre Savy, qui a récemment édité ce texte en français, écrit ainsi :

L'un des plus gros risques serait de prêter à cette « attitude » [de Luther envers les Juifs] un caractère monolithique et continu qu'elle n'a pas : (...) l'historiographie insiste au contraire sur une fracture. (...) C'est la thèse du revirement, bien connue et qui fait l'objet d'un assez large consensus

Ce revirement serait dû à l'échec de Luther à convertir les Juifs, mais sans doute aussi à la prolifération des sectes vétérotestamentaires (anabaptistes[2] par exemple) dans le sillage de la Réforme. Bref, il s'agirait avant tout de lutter contre la « judaïsation » du christianisme. Autrement dit, l'antijudaïsme de Luther prend sens dans un contexte et au sein d'une configuration des pouvoirs comme c'est du reste aussi le cas son hostilité aux formes « populaires » de la Réforme[3]. Et l'on ne peut qu'en rester au constat de l'ambivalence.

Le traité connaît d'ailleurs une réception hasardeuse : il est interdit de diffusion par un mandat impérial vers la fin du XVIe siècle, et n'est pas massivement lu avant le début du XXe siècle et sa réappropriation par les mouvements völkisch et nazi. Cela étant son influence au XVIe siècle n'est pas nulle : certains princes luthériens comme le landgrave de Hesse prennent, dans la foulée de sa publication, des ordonnances sur les Juifs (Judenordnungen) interdisant l'usure et/ou le commerce aux Juifs. Ces ordonnances sont réitérées ensuite très régulièrement jusqu'à la fin du XVIIIe siècle – signe, comme souvent, qu'elles ne sont pas respectées. Par ailleurs, ce traité ne fait pas l'unanimité : Melanchthon[4] se refuse par exemple à commenter le texte, auquel il est hostile. Il semblerait globalement que, notamment au XVIIIe siècle, Des Juifs et de leurs mensonges ait été relativement oublié.

À l'inverse, l'œuvre de Johann Andreas Eisenmenger[5], aujourd'hui totalement oubliée, a connu à l'époque moderne une réception beaucoup plus importante. Il publie en 1681 un très long traité antisémite, Le judaïsme découvert. Orientaliste, professeur à l'université de Heidelberg, il maîtrise l'hébreu et cite abondamment les textes de la tradition juive, notamment rabbinique. Sur demande des parnassim[6] de Francfort-sur-le-Main, puis des Juifs de Hanovre, l'ouvrage, est interdit de publication par l'Empereur Léopold Ier parce qu'il est « préjudiciable au public et à la religion chrétienne, en particulier pour les ignorants ». Mais le roi de Prusse Frédéric Ier en autorise à nouveau l'impression en 1711 à Königsberg – la Prusse est, juridiquement, hors de l'Empire – ce qui marque le début de son succès et de sa large diffusion. On voit bien là comment fonctionne la concurrence des autorités dans l'Empire : de tels procédés seraient impensables en contexte français.

  1. Martin Luther

    Martin Luther (1483-1546) est un théologien et le plus important réformateur allemand, fondateur du protestantisme. Il a également réalisé la première traduction de la Bible en allemand.

  2. Anabaptistes

    Les anabaptistes constituent une « secte » protestante, c'est-à-dire un groupe prônant un approfondissement de la Réforme. Ils prônent notamment le baptême à l'âge adulte, refusent les autorités temporelles, et ont également légalisé la polygamie. De nombreuses autres « sectes » existent, qui réclament une forme de radicalité dans la Réforme.

  3. Réforme

    En 1525 éclate la « Guerre des Paysans allemands », une révolte populaire qui mobilise plusieurs dizaines, peut-être plusieurs centaines de milliers de « paysans » – également des habitants des villes – dans toute l'Allemagne. Les « paysans » se réclament des thèses de Luther, mais prônent également l'abolition des droits seigneuriaux et, plus généralement, réclament des formes d'égalité politique et sociale. Ils menacent ainsi l'ordre socio-politique de l'Allemagne moderne. Luther, qui a besoin du soutien des princes contre l'Empereur et le pape, appelle avec des mots très durs à leur écrasement : « Il faut les mettre en pièces, les étrangler, les égorger, en secret et publiquement, comme on abat des chiens enragés ! s'écrie-t-il. C'est pourquoi, mes chers seigneurs, égorgez-les, abattez-les, étranglez-les, libérez ici, sauvez là ! Si vous tombez dans la lutte, vous n'aurez jamais de mort plus sainte ».

  4. Philippe Melanchthon

    Philippe Melanchthon (1497-1560) est un théologien réformateur et humaniste allemand, proche de Luther.

  5. Johann Albrecht Philippi

    Johann Albrecht Philippi (1721-1791) est un administrateur prussien en charge de la « bonne police », c'est-à-dire de l'administration locale (approvisionnement, entretien des rues, éclairage public, soin aux pauvres, etc.).

  6. Parnassim

    Les parnassim (litt. « ceux qui entretiennent ») sont les dirigeants politiques de la communauté, par opposition aux rabbins qui en sont les représentants religieux. Les parnassim sont l'équivalent, pour les communautés juives, des syndics ou des échevins.

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