Religions et Argent

...ou une exigence à intérioriser

On peut évidemment se tirer d'embarras en affirmant que le texte ne concerne en réalité par l'argent, mais qu'il s'applique à tout autre chose, comme le fait cet ancien écrit anonyme dont on ne connaît ni la date (IVe ou Ve siècle), ni la provenance (Afrique du Nord ou Espagne), qui voit dans ces mots du Christ une exhortation à mépriser l'amour charnel au nom de l'amour spirituel :

« Pourquoi donc une vierge, déjà mariée au Christ, s'attacherait-elle à un homme fait de chair ? (...) Ô vierge, en voulant plaire, ta volonté te fait commettre une offense, car l’Évangéliste dit qu'on ne peut satisfaire deux maîtres à la fois : lorsqu'on obéit à l'un, on méprise l'autre. C'est ainsi que toi aussi, vierge, en voulant être complaisante pour l'homme, c'est le Seigneur que tu dédaignes. »

(Epître du Pseudo-Tite, tirée de Ecrits apocryphes chrétiens, t. 2, Paris Gallimard [Pléiade)], 2005, p. 1140s.)

Pareille interprétation reste toutefois marginale. Le plus souvent, à l'image de ce que propose ce prédicateur du Ve siècle, on explique que ce ne sont pas les richesses en tant que telles qui sont mauvaise, mais l'usage qu'on en fait. Plus précisément, il s'agit de distinguer entre l'argent dont on use avec générosité, sans s'y asservir comme à un dieu, et l'argent dont on se fait l'esclave (à l'image, dirait-on aujourd'hui, des processus d'addiction qui font de la victime du jeu ou de l'alcool l'esclave de sa passion) :

« Mais regarde : il n'a pas dit ‘Nul ne peut avoir Dieu et des richesses', mais ‘Nul ne peut être serviteur de Dieu et des richesses'. C'est en effet une chose que de posséder des richesses, une autre que de servir ces richesses. Si tu possèdes des richesses, et que ces richesses ne font pas de toi un homme orgueilleux ou violent mais que, selon tes possibilités, tu donnes aux indigents, tu es maître, non serviteur, de tes richesses. Ce ne sont pas tes richesses qui te possèdent, c'est toi qui possèdes tes richesses. Mais si tes richesses font de toi un homme orgueilleux ou violent et que, enfermé dans ton avarice, tu ne donnes rien à personne, eh bien tu es serviteur, non maître, de tes richesses. Ce sont tes richesses qui te possèdent, et non toi qui possèdes tes richesses. »

(Opus imperfectum in Mattheum, œuvre jadis attribuée à Jean Chrysostome, homélie 16, tirée de Patrologia Graeca, vol. 56, trad. du latin).

On tient ici la ligne interprétative qui dominera tant le Moyen Age occidental que les époques moderne et contemporaine. Oui à l'argent, qu'on peut légitimement détenir sans contrevenir aux préceptes du Christ... à condition qu'on en garde la maîtrise et qu'on ne se fasse posséder par lui. Ce n'est pas autre chose qu'écrit Thomas d'Aquin[1] au XIIle siècle :

« Vient ensuite : ‘Personne ne peut servir deux maîtres, etc.' Puisque [le Seigneur] avait dit que la thésaurisation distrait de Dieu, il avait donc dit qu'elle devait être évitée, car non seulement elle distrait, mais elle éloigne de Dieu. En effet, personne ne peut servir deux maîtres. Est serviteur celui dont l'être appartient à un autre. Or, il est impossible que l'âme soit portée vers deux fins en même temps et au même moment (je parle de [fins] contraires et opposées). De même, il faut remarquer que certains exercent le pouvoir afin que les sujets soient dirigés ; d'autres, afin de se faire craindre. Le Seigneur et la richesse sont des maîtres opposés. Ainsi, ‘vous ne pouvez servir Dieu et Mammon'. Mais il faut remarquer qu'il y a une différence entre posséder des richesses en maître et en serviteur. En effet, celui-là les possède en maître, qui en fait bon usage et ainsi produit du fruit ; mais celui-là en serviteur de la richesse, qui n'en tire pas de fruit. ‘Voilà un autre mal que je vois sous le soleil : la richesse possédée au détriment de celui qui en est maître' (Qohéleth 5,12). Or, tout ce en quoi quelqu'un place sa fin est son dieu. Ainsi, celui qui fait de la richesse sa fin l'a pour dieu, comme on parle de ceux ‘dont le ventre est leur dieu' (Philippiens 3,19) »

(Lectura super Mattheum, trad. Jacques Ménard, tirée de http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/ecriture/matthieu.htm).

À l'époque moderne, on retrouve une interprétation semblable dans à peu près toute l'Europe chrétienne. On la trouve chez le réformé Jean Calvin[2] (1509-1564) au XVIe siècle, qui relève que « l'ivoire, et l'or, et les richesses sont bonnes créations de Dieu, permises et même destinées à l'usage des hommes » et qui rappelle qu'il n'est jamais défendu ni de rire, ni de se rassasier, ni d'acquérir des biens... pour autant que l'on ne s'enferme pas dans les voluptés et qu'on ne s'en fasse donc pas l'esclave de passions matérielles (Institution de la religion chrétienne, 1560, livre 3, ch. 19, § 9). Mais on la trouve aussi au XVIIe siècle chez l'un des plus grands adversaires de la Réforme, Bossuet[3] (1627-1704), l'évêque de Meaux :

« Cela se confirme par les paroles suivantes : On ne peut servir deux maîtres (Mt 6,24), ni aimer deux choses à la fois. Quand on ne sait ce qu'on aime, et qu'on se partage entre Dieu et la créature, Dieu refuse ce qu'on lui offre, et la créature a tout. Il faut donc se déterminer, s'appliquer, agir avec efficace dans la voie de la piété. La bonne intention sanctifie toutes les actions de l'âme, comme le regard arrêté assure et éclaire tous les pas du corps. (...) Tout attachement vicieux est une idolâtrie. Qui est-ce qui voudrait servir une idole, transporter la gloire de Dieu à une fausse divinité ? Cela fait horreur à penser.

(Méditations sur l'Evangile, 29e jour ; publ. à titre posthume).

Si l'Europe occidentale de l'âge moderne est divisée en deux confessions principales, on voit que, face à l'argent, il n'est pas de barrière et que tous, catholiques romains et réformés, se retrouvent pour dire que ce n'est pas la possession de l'argent qui, en tant que telle, doit être critiquée, mais bien l'asservissement à l'argent ou le rapport idolâtre aux biens matériels qu'on servirait comme autant de fausses divinités. Le précepte du sermon sur la montagne est ainsi compris comme un commandement à intérioriser : la possession de richesses ni le montant de son compte en banque ne donnent, en tant que tels, aucune indication sur la véritable fidélité au Christ.

  1. Thomas d'Aquin

    Théologien né dans une famille aristocratique du sud de l'Italie. Il entre très jeune au monastère du Mont Cassin, commence ses études à Naples où il entre chez les dominicains et suit à Paris et à Cologne les enseignements d'Albert le Grand. Maître en théologie en 1256, il enseigne dans différents couvents (Paris, Orvieto, Rome, Naples). Son œuvre écrite, considérable, vise à opérer une synthèse entre théologie et philosophie, conciliant foi et raison. Ses thèses sont attaquées de son vivant et certaines sont condamnées après sa mort. Il cependant canonisé en 1323, puis proclamé docteur de l'Eglise en 1567, aux côtés de son contemporain Bonaventure. La théologie de Thomas, le thomisme, domine largement le catholicisme du XVIe au XXe siècle.

  2. Jean Calvin

    Réformateur, théologien et écrivain d'origine française, il organise la réforme protestante à Genève. Son ouvrage majeur, l'Institution de la religion chrétienne, compte parmi les œuvres principales de la théologie protestante.

  3. Bossuet

    Jacques Bénigne Bossuet est né à Dijon en 1627 et meurt à Paris en 1704. Evêque de Meaux, il est un des principaux prédicateurs du règne de Louis XIV. Précepteur du dauphin, défenseur du gallicanisme (Déclaration des Quatre Articles de 1682) il est un opposant farouche au quiétisme et à Fénelon.

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