La mystique comme émancipation religieuse, la voie de Mme Guyon

Une mystique itinérante

Forte de cette conviction Madame Guyon, veuve à 28 ans, ne cherche pas à profiter d'un héritage qui, dans une liberté retrouvée, pourrait éventuellement lui ouvrir les portes d'une autre vie sociale. Elle part plutôt à l'aventure pour disséminer librement la parole et la présence de Dieu. Elle est convaincue que l'apprentissage de la vie intérieure, l'éveil de la sensibilité à la présence de Dieu à l'âme est à la portée de chacun et pourrait avoir des conséquences importantes sur le corps social tout entier. Mais bien sûr le clergé et l'Église ne l'entendent pas de la même façon. Les femmes, à l'époque, n'ont pas de vie publique reconnue. Elles sont d'abord destinées à vivre au foyer, dominées par leur mari, et si elles se tournent vers la vie religieuse, elles doivent être cloîtrées et demeurer enfermées : il est impensable qu'une femme puisse adopter la manière de vivre d'un moine gyrovague[1]. On contraint donc dans un premier temps Madame Guyon à s'engager à Gex dans la maison des « Nouvelles Catholiques », pour s'occuper près de Genève des jeunes filles que l'on soustrait à la « religion prétendue réformée ». Mais elle ne tarde pas à s'en aller, laissant sur place une partie significative de sa fortune pour calmer les prêtres et repousser autant que possible la volonté de la rattraper. Un peu plus tard, après avoir composé près du Léman un de ses livres les plus connus (Les Torrents, en 1683) elle se trouve à Grenoble, prêchant avec succès l'oraison de quiétude auprès d'un public de religieuses et de bourgeois de la ville. Son enseignement de l'époque, d'abord consenti par l'évêque du lieu, est consigné dans un des rares livres dont la publication est autorisée de son vivant : Le moyen court pour faire oraison (1686). Très vite, elle attire une audience assez considérable et il faut procéder à un nouveau tirage du livre pour satisfaire les demandes des religieuses. C'est aussi le moment où Madame Guyon est sérieusement inquiétée pour la première fois. Le ministre général de l'ordre des Chartreux, en particulier, la dénonce avec virulence. Une femme sans formation théologique peut-elle enseigner les voies de l'expérience de Dieu ? Par quelle autorité parle-t-elle, elle, une simple laïque ? Quelle est cette spiritualité qui ne veut pas s'encombrer du souci du salut et qui invite à se laisser conduire par Dieu ? Ce qu'elle enseigne n'est-il pas un ferment du refus de l'autorité légitimée, un principe d'anarchie, voire de délire ? Mais quittant la région, Madame Guyon n'est pas davantage inquiétée et, plus discrète durant tout un temps, elle se fait des amis fidèles, dont le père Lacombe[2].

Couverture du Moyen court, édition de 1693.
  1. moine gyrovague

    Le gyrovague est un moine chrétien itinérant et sans monastère d'attache. Cette pratique est en vogue au IVe s. avant d'être progressivement réprouvée et condamnée lors de nombreux conciles en particulier celui de Chalcédoine en 451.

  2. père Lacombe

    D'après Voltaire, le père Lacombe est un membre de l'ordre religieux des Barnabites sis dans le pays d'Annecy. Il est considéré comme un des promoteurs du quiétisme en Europe au XVIIe s. aux côtés de Miguel de Molinos. Il est l'auteur en 1686 de l'Analyse de l'Oraison mentale.

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