La mystique comme émancipation religieuse, la voie de Mme Guyon

Quand la religion étouffe la spiritualité

Portrait de Mme GuyonInformationsInformations[1]

Madame Guyon a vécu dans le royaume de France à une époque couramment désignée comme le « Grand Siècle ». Sous le règne de Louis XIV, la religion catholique établie règne en maîtresse et étouffera bientôt, avec la révocation de l'édit de Nantes[2] (1685), les restes de protestantisme que Richelieu[3] avait laissé debout.

Issue d'un milieu de petite noblesse (elle est née Bouvier de la Motte) et vivant à Montargis, celle qui deviendra Madame Guyon est mariée à 16 ans à un riche bourgeois, beaucoup plus âgé qu'elle. Quatre enfants naissent de ce mariage, mais elle est malheureuse : son mari est un rustre et sa belle-mère, une marâtre dominatrice. Tableau classique, qu'on peut voir décrit dans La Vie par elle-même. Mais ce qui nous intéressera ici est la manière dont Madame Guyon trouve une issue à sa situation désespérante. Elle se tourne d'abord vers la piété traditionnelle. Elle suit assidument les célébrations religieuses à l'Église, elle prie. Mais elle n'y trouve pas son compte. Plus exactement, elle prend conscience sans précisément se le dire que la piété qu'on lui propose est figée dans une sorte de conformisme desséché, corsetée par une ritualité formelle sans sève, gravitant autour de la figure médiatrice implicite du monarque solaire. Madame Guyon constate que sa foi, sincère, est cependant vide : partout où elle se tourne, elle ne rencontre qu'un sentiment de désolation intérieure et un désespérant silence. Elle voudrait vivre de sa foi, sentir la parole de Dieu vivante et aussi mieux supporter une condition familiale plus que pénible, mais elle ne trouve rien. Belle jeune femme au demeurant, elle fréquente un peu les salons et se sent exposée aux différents jeux de la séduction. Bref, elle est en péril.

Une rencontre qu'elle fait par l'intermédiaire de son père va changer le cours de son existence. Elle s'ouvre en effet de ses difficultés à un franciscain nommé Archange Enguerrand (1620-1699) qui lui répond simplement ceci :

Madame, vous cherchez au dehors ce que vous avez au dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l'y trouverez.

Cette parole d'esprit augustinien est pour elle un bouleversement. Au lieu de chercher Dieu dans les offices, les églises, les processions, ou devant les peintures et les statues, elle se tourne vers l'intérieur, elle se convertit à l'intériorité. Plus de longues récitations, plus de crispations sur les cérémonies formelles en s'assurant d'avoir bien fait tous les gestes : certes Madame Guyon ne cesse pas de fréquenter les églises, mais ce qu'elle découvre, c'est la présence de Dieu au cœur de l'âme, loin des longues prières récitatives, et même en se détournant des oraisons jaculatoires[4]. Les mots, qui trop souvent affirment le moi au détriment de la louange de Dieu, s'effacent progressivement. La prière silencieuse dite « de simple présence » occupe à terme l'essentiel de la place. Et au lieu d'y rencontrer ou retrouver le vide, comme on pourrait s'y attendre, Madame Guyon y découvre une foi suave où elle sent Dieu présent. La vie mystique a commencé.

Cette vie mystique, par définition, est le sentiment de faire l'expérience concrète d'une présence de Dieu à l'âme, ou, si l'on préfère le dire en termes philosophiques, présence du principe qui est à la racine de toute chose. Tous les mystiques de la tradition chrétienne s'accordent à dire que cette sensation de présence est plus réelle à leurs yeux que la réalité de la perception lorsque nous sommes au contact d'une autre personne. L'insistance sur ce sentiment de réalité est frappante et implique, quel que soit l'interprétation qu'on lui donne, de reconnaître que l'expérience mystique en tant que telle est bien un état spécifique et sui generis. Or il s'agit d'un principe où Dieu se donne comme transcendant au moins l'expérience humaine naturelle et peut-être la nature toute entière. La mystique prise au sérieux est donc l'affirmation de la réalisation d'un mystère : un principe infini se rend présent comme tel à l'être fini. Madame Guyon nomme une telle expérience la « foi savoureuse ». Elle est en effet à la source d'un sentiment qui comble la personne ; sentiment d'ouverture, de « vastitude » - si l'on reprend le terme de Catherine Millot – et simultanément de plénitude. On ne saisit plus, on se laisse saisir. On ne conduit plus, on se laisse conduire. Et loin de faire la cruelle épreuve du temps vide, on ne voit pas les heures passer. Pour Madame Guyon, cela n'arrange pas particulièrement le climat de la vie domestique, mais tout est transfiguré. Elle évoque d'ailleurs le changement qu'elle éprouve en elle dans la manière même de s'adresser aux personnes, de vivre les relations. La vie mystique a des conséquences éthiques.

Cela étant, elle est aussi un processus parsemé d'épreuves qu'il nous sera impossible ici de décrire en détails. « La foi savoureuse » n'a qu'un temps et elle constitue le premier moment d'une expérience qui laissera progressivement place à ce qu'on nomme l'« expérience de la nuit ». Tout spirituel un peu avancé – et c'est même une sorte d'attestation a posteriori qu'il ne s'agit pas d'un-e illuminé-e) – aura connu ce sentiment d'abandon, de délaissement, de « nuit de la foi » qui peut aller jusqu'à prendre des formes désespérantes et effrayantes. Madame Guyon décrit cette expérience en détail et trouve les mots pour décrire sa déréliction de manière assez saisissante. A posteriori, cette épreuve est comprise par les mystiques comme une purification dont l'enjeu est essentiel : ne plus aimer Dieu pour ce qu'Il donne mais plutôt pour ce qu'Il est. Quand on aime Dieu pour ce qu'il donne, on continue de s'aimer soi-même en premier lieu. Or, la vie mystique est une progressive désappropriation du « moi-propriétaire ». Dans un ouvrage ancien devenu classique (Études d'Histoire et de Psychologie du mysticisme, Paris, Alcan, 1908), Henri Delacroix a analysé avec précision cette notion. Sur le détachement et l'anéantissement du moi, on lira aussi avec profit le petit ouvrage de Jad Hatem, Amour pur et vitesse chez Madame Guyon et Kleist, Paris, Éd. du Cygne, 2010. Le processus est essentiellement accompli lorsque le détachement de soi-même devient radical. Madame Guyon pense l'avoir vécu, et elle nomme l'état que caractérise ce détachement « la paix-Dieu ». Désormais, tout ce qui la frappe n'atteint plus qu'une enveloppe vide : le moi attaché à lui-même, qui sent les coups amèrement et en est profondément altéré, est défait. On ne peut plus l'atteindre au sens où les coups n'atteignent en profondeur que le soi qui s'affirme, pas le soi qui s'est déjà renoncé au bénéfice de l'Autre qui vit à travers lui. Les coups demeurent, ils n'ont plus la même portée. Quant à la présence de Dieu, elle est désormais constante, mais elle a cessé d'être spectaculaire, et même cessé d'être perceptible. Dieu est présent sans faire savoir qu'il est là.

  1. Creative Commons Zéro

    Elisabeth Sophie Chéron, Portrait de Jeanne-Marie de la Motte Guyon (1648-1711) mystique française du XVIIe s, 1786

  2. révocation de l'édit de Nantes

    L'Édit de Fontainebleau, autrement appelé Révocation de l'Édit de Nantes est signé en 1685 par Louis XIV. Il prive les protestants de France de leur liberté de culte au nom de l'unité religieuse du royaume.

  3. Richelieu

    Armand Jean du Plessis de Richelieu dit Cardinal de Richelieu né en 1585 et décédé en 1642 est un ecclésiastique qui fut le principal ministre de Louis XIII de 1624 à sa mort. Il lutte contre les Habsbourg à l'extérieur du royaume et contre les protestants en son sein et est le principal artisan de la mise en place de l'absolutisme royal.

  4. oraisons jaculatoires

    Les oraisons jaculatoires sont de brèves prières adressées spontanément à Dieu à tout moment de la journée et qui peuvent consister en une simple pensée, mais qui s'appuient toujours sur des paroles ou des représentations.

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