Le mysticisme syriaque

Aphraate le Sage Persan (vers 330-350)

Aphraate est l'un des premiers pères de l'Église syriaque. Il vit et grandit dans la région de Ninive-Mossoul, probablement au couvent de Mar Mattaï. Cette région appartient aujourd'hui à l'Irak et elle occupe l'actualité politique eu égard aux dévastations de l'Etat islamique et à l'expulsion des chrétiens. Ces brigandages rappellent les persécutions dirigées contre les chrétiens par Sapor II, roi sassanide de Perse (310-379), du temps d'Aphraate.

Le nom « Aphraate » est fréquent dans la nomenclature syriaque, cependant on ne connaît pas grand-chose de la vie du personnage, si ce n'est qu'il est né de parents païens et qu'il est parvenu à occuper une haute fonction dans la hiérarchie ecclésiastique locale.

Le qualificatif de persan lui vient de son appartenance à l'empire sassanide perse, et le titre de sage du fait qu'il est l'auteur de 33 traités différemment dénommés par les spécialistes, soit Démonstrations, Exposés, Homélies, ou encore Chapitres. Ils sont composés d'une façon harmonieuse, de taille presque égale, ordonnés selon les lettres de l'alphabet syriaque et répartis en deux groupes. Le premier comprend 10 traités, et le second 13, le treizième traité étant une conclusion. Aphraate s'y exprime comme un maître enseignant, en lien avec son probable rôle d'évêque tel qu'en atteste l'Exposé 16 qui s'apparente à une lettre synodale[1]. Il respecte la libre conscience spirituelle de chaque fidèle, sans pour autant proposer de loi ecclésiastique positive susceptible de donner de fausses garanties vis-à-vis du salut.

Nous étudions ici le sixième Exposé consacré aux « Bnay Qeyama », c'est-à-dire aux Fils et Filles du Pacte à qui ce traité semble être destiné (Expo 22, 25).

Beaucoup de spécialistes, en particulier depuis l'essor de l'orientalisme en Europe au XIXe siècle et notamment les historiens du monachisme, s'intéressent aux Bnay Qeyama. Leur origine est obscure, mais elle accuse des ressemblances avec le mode de vie de certaines organisations juives, notamment les Esséniens[2]. Sébastien Brock voit dans ce phénomène un « protomonachisme » original constituant la première souche du monachisme syriaque. Il écarte cependant toute influence étrangère à leur milieu, fusse-t-elle égyptienne.

Marie-Joseph Pierre avance une hypothèse plus audacieuse éclairant mieux la physionomie de cette collectivité. Elle parle d'un Ordre qui regroupe des hommes et des femmes engagés entièrement au service de l’Église et pratiquant rigoureusement les traditions ascétiques. Le mot Ordre évoque un sens plus fort que les vocables « pacte » et « alliance », dénominations qu'on leur attribue d'habitude, et désigne une organisation ou plutôt un corps constitué régi par une règle. Celle-ci gouverne des membres qui se reconnaissent et qui sont liés par une décision solennelle d'appartenance. Les tenants de ce corps rappellent l'Ordre des médecins qui prononcent le serment d'Hippocrate ; ou un Ordre religieux dont les membres prononcent des vœux. Ces personnes vivent seules ou à deux ou trois dans des bâtiments attenants à l'Église. Ils forment ainsi une sorte de confrérie, une classe de « voués volontaires » qui vaquent à assurer la permanence de la liturgie locale. Ils gardent l'église comme portiers, entonnent le chant des psaumes, réalisent la lecture de l'écriture, donnent le catéchisme.

Le seizième Exposé d'Aphraate offre davantage d'éléments à propos de la vie de ce groupe. On peut y déceler les traits caractéristiques de l'ascétisme syriaque, voire les constituants du monachisme qui ouvre la voie au mysticisme. Le monachisme suppose d'abord le don de la foi. Celle-ci est une adhésion au mystère du salut conçu par Dieu envers l'homme. Il est vrai que ce don est proposé à tous les chrétiens. Mais le moine doit en rendre témoignage dans toutes les circonstances de sa vie. Le moine doit être toujours prêt pour le martyre, et si celui-ci ne se présente pas, il doit vivre quotidiennement selon le mot de saint Paul « exposé à la mort » (1 Cor. 15, 31).

La foi est la fondation, « c'est la base de tout l'édifice. Si quelqu'un accède à la foi, il est posé sur la pierre, c'est-à-dire notre Seigneur Jésus le Messie. Son édifice ne sera pas ébranlé par les flots, ni endommagé par les vents, il ne tombera pas par les tempêtes, car son édifice s'élève sur le roc de la vraie pierre » dit Aphraate. Le monachisme est fondé sur cette foi inébranlable.

Selon Aphraate, l'amour consolide la foi et fortifie la vie consacrée. Le Christ nous le montre en surabondance, et ses miracles le prouvent. Comme il est l'accomplissement de la Loi et des Prophètes, il est aussi l'accomplissement des conseils évangéliques qui orientent le chemin des moines. Il nourrit leur engagement. Le moine sent la force de l'amour donné aux apôtres sur tout mal et toute maladie. Cet amour lui est transmis « par leurs mains ». Il triomphe de tout obstacle.

Le monachisme consiste à suivre le Christ, à l'imiter et à se séparer du monde, car Il est « la voie, la vérité, la vie » (Jean 14, 18). La « sequela Christi » constitue à la fois une condition et une marque du monachisme chrétien. Aphraate la préconise avec insistance dans plusieurs endroits de ses Exposés en affirmant : « Soyons étrangers au monde de même que le Messie n'en fut pas » (Jn 17, 14). Il ajoute aussi « Laissons le monde, qui n'est pas à nous, pour parvenir là où nous sommes invités ». Il s'agit d'un commandement donné par le Christ et qui exige « de laisser le monde et de nous tourner vers Lui » (Mt 19, 16-22). C'est l'appel de Jésus qui ouvre la voie à la vocation du disciple : « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même et prenne sa croix, et qu'il Me suive » (Mt 16, 24).

Le moine est celui qui consent librement à porter sa croix et à accepter tous les sacrifices. Aphraate utilise à plusieurs reprises le terme de joug de sainteté pour signifier l'ascèse, les sacrifices et la règle monastique. Le moine est comparé à un héros ; il est l'athlète qui s'apprête à s'engager dans le combat. « C'est aux solitaires, dit-il, que convient le combat, parce qu'ils ont le visage fixé vers ce qui est devant eux ».

Toutes les règles monastiques postérieures adoptent le terme de « combat ». Aphraate le forge à cause de la lutte que doit mener l'ascète pour acquérir les vertus et revêtir le nouvel homme. Le contexte des persécutions dans lequel il vit et qui perpétue le martyre favorise son utilisation. Pour mener ce dur combat l'ascète doit s'exercer et pratiquer certaines œuvres telles que le jeûne, la prière, la pénitence, l'humilité, la lecture et la méditation. Aphraate présente ces activités ascétiques avec douceur et mesure et insiste sur les dispositions du cœur plutôt que sur les pratiques extérieures.

Le jeûne est une porte d'entrée dans l'ascèse. Il aide à maîtriser les penchants mauvais du corps et à purifier l'âme. Dans l'ancien Testament, les prophètes et Moïse le pratiquent avant d'entreprendre une action importante. Dans les Evangiles, Jésus le pratique avant d'inaugurer son ministère. « Le jeûne pur est précieux devant Dieu et il est gardé comme un trésor dans le ciel. Il est une armure contre le Mauvais[3], un bouclier qui reçoit les traits de l'Adversaire[3] » ajoute Aphraate en se référant à Saint Paul (Ephésien, 6, 14-16).

Aphraate recommande la prière continue. Elle établit un dialogue avec le Sauveur. Elle doit se faire dans le recueillement et avec une attention soutenue dans un état d'éveil permanent. Il s'adresse à l'ascète en disant : « Par-dessus tout, sois assidu à la prière sans t'en lasser,... sois assidu à la veille, éloigne de toi somnolence et lourdeur, sois en éveil jour et nuit sans te décourager » (Lc 18,1). Cette prière dévoile « les mystères » et introduit l'ascète dans l'état angélique[4] dont l'accès est réservé aux mystiques. Il ordonne la prière selon trois modes : « Il y a en effet la demande, l'action de grâce et la louange ». L'ascète pratique la pénitence et demande le pardon de ses péchés. Il doit vivre dans un état de perpétuelle conversion. Celle-ci est le remède à tous les maux et guérit les blessures dans le combat. L'ascète garde le célibat et vit dans la chasteté. Il attend l'arrivée de l'Epoux.

Imprégné par la lecture de la Bible, Aphraate utilise un langage doux, simple mais instructif et expressif. Il forge le terme « Ihidoyo, Ihidoyé » au singulier et au pluriel qui signifie solitaire. Ces derniers vivent au milieu des gens, ils n'ont pas encore de couvents où ils peuvent se retirer pour vivre dans une communauté. Ils sont répartis en deux catégories : les célibataires qui doivent garder le célibat, s'ils ne peuvent pas, il vaut mieux qu'ils se marient et les mariés qui doivent s'abstenir des relations conjugales, s'ils ne peuvent pas, il vaut mieux qu'ils vivent leur vie conjugale. Ces solitaires assurent des services à l'église, principalement dans l'enseignement et la liturgie.

S'il paraît difficile d'affirmer que ces solitaires qui gardent le célibat et la continence et qui pratiquent les œuvres ascétiques sont des moines, ils représentent bien le mode de monachisme le plus ancien et par leur pratique des œuvres ascétiques, par la lecture et la contemplation, ils ouvrent la voie à un type de mysticisme.

  1. lettre synodale

    La Lettre Synodale est une missive adressée par un évêque aux fidèles du diocèse pour notifier les décisions d'une assemblée provinciale.

  2. Esséniens

    Les Esséniens sont un groupe juif contemporain du Christ, dont les membres vivent en communautés ascétiques. Ce mode de vie rappelle le monachisme chrétien primitif. On les associe aux manuscrits découverts dans les grottes de la Mer Morte.

  3. Mauvais l'Adversaire

    Le Mauvais, l'adversaire, peut signifier le diable et son rôle de malfaiteur.

  4. l'état angélique

    L'état Angélique désigne la vie monastique et suppose un détachement du monde présent au profit du monde à venir, celui des saints et des anges versés dans une contemplation et louange éternelles.

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