Mysticisme et Féminisme dans l'œuvre d'Emilie Nasrallah dans son œuvre : Les oiseaux de septembre (1962)

Quelle définition adoptée du mysticisme en littérature et plus particulièrement dans l'ouvrage d'Emilie Nasrallah ?

Si nous remontons au Moyen âge nous constaterons que le terme mysticisme, revêtait un aspect religieux « mystérieux » voire « énigmatique » : il s'agit à la fois du besoin et de la volonté de trouver un monde qui va au-delà des sensations et sentiments quotidiens, un monde où l'être retrouve les valeurs humaines qui le rapprochent de son créateur. Ainsi, pouvons-nous parler de « valeurs absolues », transcendantes où l'être se retrouve face à son créateur, dépourvu de l'esprit du mal, de la jalousie, de la rancune, de la supériorité, de la bassesse... Toutefois, au fil du temps, le terme mysticisme a revêtu de nouveaux aspects notamment dans la littérature : il s'agit d'un genre d'éloquence basé sur la force des mots menant à une contemplation silencieuse, à une volonté de s'affirmer en s'opposant à la réalité.

Ainsi, pouvons-nous comprendre la fureur, la colère, la révolte d'Emilie Nasrallah dans son œuvre :

« Où sont passés les rêves que nous avons semés dans le champ voisinant notre maison? » (...) « Comme cette femme est naïve ! Comment pourrait-elle me comprendre ? Comment pourrait-elle survoler mon espace si élevé, ce monde que j'ai créé et dont j'ai bâti les mûrs avec mes propres mains et où j'ai établi mon havre de bonheur ? Comment pourrait-elle comprendre que mes yeux égarés cherchent des horizons au loin... loin des frontières du village ? et que mes pieds s'apprêtent à s'enfuir là où personne ne pourra décider de mon destin. »

Interviewée le 25 novembre 2017 dans sa résidence à Beyrouth, l'auteure a insisté sur le fait que cette œuvre reflète, malgré l'enchevêtrement volontaire entre la réalité vécue et la fiction, une grande partie des sentiments et émotions qu'elle a ressentis durant la période où son frère aîné a émigré au Canada

Face à une réalité qu'elle juge absurde, elle déchaîne sa créativité artistique de sorte que les figures de style telles que les métaphores, les oxymores, les comparaisons, les hyperboles fusionnent pour former un amalgame de tableaux impressionnistes :

Les villageois ne s'intéressent pas au retour des oiseaux au début du printemps. Les volées de ces oiseaux se dispersent : certains se régalent de la chaleur dans les pays du Sud, et y résident, d'autres rentrent seuls sans compagnons tandis que beaucoup d'oiseaux se cassent les ailes dans une tempête qui les surprend au cours de leur voyage puis les lance brutalement sur les falaises rocheuses, ou inonde leurs ailes et neutralise leurs forces.

Ainsi, le goût de la migration dure sur la langue des villageois et la joie du retour s'effrite sous le poids lourd de l'angoisse des adieux, alors que les larmes de la triste nostalgie l'emportent sur les douces larmes de joie du jour de noces.

Ainsi l'auteure exprime-t-elle sa tourmente causée par un milieu villageois conservateur renfermé sur lui-même, fier de ses traditions où l'éducation est réservée aux garçons :

« Mona dépêche-toi, embrasse ton frère. Tu as oublié qu'il part à l'école ? »

Non. Je n'ai pas oublié... J'ai tout oublié sauf ceci. J'avais tellement souhaité l'accompagner à la grande école, où j'aurais plongé dans les océans de mes rêves, satisfaisant un désir insatiable qui démangeait mon cœur ainsi qu'une faim qui déchirait mes nerfs.

Mais les solides murailles des coutumes, des concepts et des rumeurs s'élevaient si haut empêchant ce rêve de devenir réalité.

« Éduquez-la et vous la perdrez ! »

L'émigration est aussi un privilège pour les jeunes hommes :

Même Mircelle, l'amie que je chérissais le plus, était abasourdie quand, lors d'une discussion, j'ai partagé avec elle mon ambition : « Mais que diraient les gens ? Tu pars vivre en ville et tu y vis seule comme les jeunes hommes ? Tu n'es pas sérieuse Mona, j'en suis sûre ! ». (...) La mère de Raji était belle et intelligente et s'inquiétait énormément pour l'avenir de son fils unique dans le village : « Le village ne convient pas aux jeunes hommes comme Raji... Je ne veux pas que mon fils enterre sa vie ici, tout comme j'ai fait... ».

Le mariage est en revanche une obligation pour les filles :

« Oum Chafiq est maligne, mon Amie, elle a su marier sa fille tôt... » dit Hanneh lors d'une rencontre tenue devant la maison d'Angélina.

La vieille dame lui répondit tel le porte-parole du destin : « Le mariage assure la protection ma fille et c'est la fatalité de chaque femme... »

Le « commérage » et la discrimination sociale et religieuse sont de coutume :

« Saada pensa que la situation était devenue intolérable, et il était de son devoir, en tant que voisine et mère de filles de briser le silence et d'informer Salma sur les rumeurs qui circulaient entre les gens à l'égard de sa fille Najla. » (...)

« Abou Elias essaya de le convaincre en jouant la dernière carte : « Mais il l'aime et Maryam l'aime et.. » mais à peine eut-il achevé sa phrase que le Père de Maryam se révolta : « Amour ?... un tel chien sait aimer ?... Il passe sa vie dans les ruelles. Qu'il aille trouver ce qui pourrait lui être bénéfique et qu'il laisse nos filles tranquilles » ».

(...) « Tout amour se termine par un mariage. Mais, ses frères, accepteraient-ils ce scandale ? Son père, Abou Hani, supporterait-il ce choc ?

Sa fille aime un jeune homme d'une confession différente de la tienne ! »

Emilie Nasrallah se révolte contre ce milieu notamment contre la discrimination sociale dont les conséquences sont fatales : un crime est perpétré par un jeune contre sa bien-aimée qu'il ne peut pas épouser faute d'argent (p.31-p. 38) ; l'émigration des jeunes fuyant leur village à la recherche d'un avenir prometteur loin du sol natal, leur adolescence et le début de leur jeunesse... un avenir prometteur basé sur des rêves mais dépourvus de toutes garanties (p.73-p. 82)...

C'est à travers le regard de Mona, jeune villageoise appartenant à une famille conservatrice, qu'Emilie Nasrallah relate l'histoire de ces villageois, l'histoire de son propre village où la réalité et l'imagination s'enchevêtrent pour donner naissance à une histoire aux aspects réels : telle que l'histoire d'amour raté de Mircelle dont le bien-aimé ne tient pas sa promesse et l'abandonne pour de nouveaux horizons et qu'elle rencontre quelques années plus tard, marié à une blonde d'une autre culture, une culture qu'il a été obligée d'embrasser pour assurer sa survie à l'étranger. Cette histoire bien réelle l'auteure en éprouve de l'amertume quand elle confie que les souffrances endurées par Mircelle, son amie d'enfance et d'adolescence sont encore beaucoup plus dures que ce que l'imagination peut décrire, surtout quand elle est forcée par ses parents d'épouser un jeune homme qu'elle ne connaît pas. Quant à l'histoire de Maryam, elle est le fruit de la pure imagination de l'auteure qui souhaite ajouter sa touche fictive à la réalité dont elle témoigne à travers sa nouvelle : cette jeune fille dont l'amoureux appartient à une communauté religieuse différente de la sienne et dont la situation financière ne lui permet pas de s'établir et de fonder une famille, succombe à ses blessures suite aux coups de feu tirés par son bien-aimé. En effet, ce dernier ne peut pas apaiser sa fureur d'être incapable de lui assurer une vie digne d'elle, alors il la tue et se condamne à une vie d'errant, suite au harcèlement verbal qu'il subit lors d'un mariage villageois.

Ces faits relatés, Emilie Nasrallah affirme s'être exprimée involontairement à travers un discours mystique. Son objet principal était de partager avec son lecteur ce qu'elle ressentait, ce qu'elle imaginait dans une tentative d'apaiser la peine qu'elle éprouvait. Elle avoue aujourd'hui qu'à la fin de la rédaction de chaque partie de sa première nouvelle Les oiseaux de septembre, de larmes chaudes coulaient de ses yeux : elle était en train de retracer un vécu qui a été marqué par l'émigration de son frère chéri ; une séparation qui l'a longtemps marquée.

Ainsi, ce discours mystique se révèle à travers toute la nouvelle : Emilie Nasrallah dévoile une expérience personnelle basée sur une méditation de chaque fait observé poussant le lecteur à s'interroger sur la réalité de la vie, la nature, l'amour, la mort, l'amitié, l'attachement aux racines.

Choisissant la narration intérieure, l'auteure exprime toutes ses pensées à travers Mona qui se trouve toujours dans un lieu propice à la méditation tôt le matin ou tard le soir que ce soit sur la terrasse :

« Quand je m'assois ici sur la terrasse verdoyante surplombant la plage de sable dorée et chaud, je pense à ceux qui ont vécu avec moi pendant un certain moment. »

ou dans sa chambre rêvant à son havre de paix :

« Enveloppée d'un sommeil profond, j'ai fui l'étroitesse de ma chambre vers la terrasse pour inspirer inlassablement le souffle embaumé du matin alors que les bourgeons audacieux se décousent les petites entrailles sur les branches du lilas de Perse qui pousse dans notre jardin. » (...)

« Ce matin-là si calme, je restais au lit. Je feignais de m'endormir pour que ma mère ne m'arrachât pas à mes rêves. Ces moments si brefs du matin étaient pour moi les plus heureux de la journée : je voltigeais loin de ma cage terrestre et survolais dans l'espace d'un monde, loin si loin.

Les horizons de mon village limitaient mes rêves, mes pensées ; ses coutumes si sévères dressaient des murailles fortifiées autour de moi, m'empêchant d'entreprendre tout acte : alors je suivais leurs recommandations et obéissais à leurs ordres. »

Elle médite sur la valeur de la vie humaine, la nature éphémère de tout élément existant, l'insatisfaction inhérente au monde ordinaire, à ce qui est judicieux d'accomplir ou d'éviter. En tant que narrateur intérieur, Emilie Nasrallah accompagne les réflexions de son personnage principal par une description basée sur les cinq sens : l'odorat, la vue, le toucher, l'ouïe et le goût. La description est tellement précise que le lecteur a l'impression d'être présent auprès du personnage principal, partageant avec lui ces moments notamment quand Mona, après avoir vécu durant une certaine période en ville, rentre au village et est surprise par l'étroitesse d'esprit des villageois jugés esclaves d'une culture qui se limite aux frontières de leur village, aveuglés par leurs mœurs et croyances, ce qui leur interdit d'apprécier la magie de ce qu'ils possèdent.

À travers les différentes histoires racontées par Mona, Emilie Nasrallah essaie de refléter la dure réalité à laquelle faisaient face les jeunes filles du village. Elle cherche à attirer l'attention de ses lecteurs sur la nécessité de respecter les ambitions et la vie privée des jeunes filles et de leur donner la chance de vivre et de s'épanouir dans un milieu éduqué et ouvert. Emilie Nasrallah refuse d'être classée dans la catégorie des féministes : pour elle l'homme et la femme sont égaux et se doivent un respect mutuel à tous les niveaux.

En définitive, le discours mystique en littérature se reflète à travers l'éloquence basée sur la force des mots : Emilie Nasrallah s'est adonnée à faire rejaillir du plus profond d'elle ses réflexions et ses sentiments laissant libre cours à son « sur-moi[1] », fondement du sens moral. Cet état de détachement du cadre social où règnent l'injustice, la discrimination, l'ingratitude et tous les maux qui peuvent éloigner l'être de son idéal ne peut qu'être ressenti à travers le style qu'adopte Emilie Nasrallah dans cette œuvre cherchant à véhiculer un message clair, pour sensibiliser le lecteur sur le mal que peut causer un être humain à son entourage, une société à un de ses membres et les membres de la société entre eux. Un détachement qui permet à Emilie Nasrallah de s'approcher indirectement de son créateur : créateur d'amour et de beauté. Enfin, pourrait-on qualifier Emilie Nasrallah de « mystique » tout comme tout auteur qui pose des questions existentielles et fondamentales sur l'humain ? Dans le cadre de notre analyse, la réponse à cette question est évidente : non, nous ne pouvons pas qualifier Emilie Nasrallah de « mystique », mais en contrepartie nous pouvons confirmer que son écrit relève du mysticisme littéraire.

  1. sur-moi

    Élément de la structure psychique agissant inconsciemment sur le moi comme moyen de défense contre les pulsions susceptibles de provoquer une culpabilisation, et qui se développe dès l'enfance par intériorisation des exigences et des interdits parentaux. Le surmoi, le moi et le ça sont les trois instances de la personnalité. Le surmoi est le fondement du sens moral. Surmoi et censure. « Et au-dessus du moi conscient, il y a le surmoi, une sorte de ciel habité par les idéaux, les principes moraux, la religion » Tournier. (Le nouveau Petit Robert de la Langue Française 2007)

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