Deux formes de violence dans Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné

Agrippa d'Aubigné débute la rédaction de ce vaste poème épique vers 1572. En sept livres, l'auteur dépeint les ravages de la guerre civile, à la lumière de ses propres souvenirs et des témoignages qu'il a reçus. L'ouvrage est publié en 1615.

Un « tesmoing » (extrait du livre « les feux »)

Ce tesmoing endura du peuple esmeu les coups,

Il fut laissé pour mort, non esmeu de courroux,

et puis voyant cercher des peines plus subtiles,

etrengreger sa peine, il dit : « cerchez, Perilles :

cerchez quelques tourments longs et ingenieux,

Le coup de l'eternel n'en paroistra que mieux :

Mon ame, contre qui la mort n'est gueres forte,

Aime à la mettre bas de quelque brave sorte. »

Sur un asne on le lie, et six torches en feu

Le vont de rue en rue asseichant peu à peu.

On brusle tout premier et sa bouche et sa langue :

A un des boutte-feux il fit cette harangue :

« Tu n'auras pas l'esprit : Qui t'a, chetif, appris

Que Dieu n'entendra point les voix de nos esprits? »

Les flambeaux traversoient les deux joues rosties

Qu'on entendit : Seigneur, pardonne à leurs follies ::

Ils bruslent son visage, ils luycrevent les yeux,

Pour chasser la pitié en le monstrant hideux :

Le peuple s'y trompoit, mais le Ciel de sa place

Ne contempla jamais une plus claire face :

Jamais le paradis n'a ouvert ses thresors

Plus riant à esprit separé de son corps :

christluy donna sa marque, et le voulut faire estre

Imitateur privé des honneurs de son maistre,

Monté dessus l'asnon, pour entrer tout en paix

Dans la Hierusalem permanente à jamais.

Un massacre collectif lors de la reprise de la ville de Tours,

(extrait du livre « les fers » dans LesTragiques)

Mais du tableau de Tours la marque plus hideuse

effaçoit les premiers, auquel, impetueuse,

couroit la multitude aux brutes cruautez

Dont les Scytes gelez feussentespouvantez

Là, de l'oeil tout-puissant brilla la claire veüe,

Pour remarquer la main et le couteau qui tüe.

c'est là qu'on void tirer d'un temple des faulz-bourgs

Trois cents liez, mi-morts, affamez par trois jours,

Puis delivrezainsy, quand la bande bouchere

Les assomma, couplez, au bord de la riviere :

Là, les tragicques voix l'air sans pitié fendoient :

Là, les enfans dans l'eau un escu se vendoient,

Arrachez aux marchands, mouraient sans connoissance

De noms, erreurs et temps, marque et differance.

Mais quel crime, avant vivre, ont-ils peu encourir?

c'est assez, pour mourir, que de pouvoir mourir :

Il faut faire gouster les coups de la tuerie

A ceux qui n'avoient pas encorgousté la vie.

Ainsy, biamans, tremblants, traisnez dessus le port

Du fleuve, et de leurs jours estallez à la mort,

Ils avisoient percer les tetins de leurs meres,

embrassoient les genoux des tueurs de leurs peres ;

Leurs petits pieds fuioient le sang, non plus les eaux :

D'un nanny, d'un jamais, ils chantoient aux bourreaux

Que la verge, sans plus, supplice d'un tel aage,

Les devoit anoblir du sang et du carnage.

Source : Théodore Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, Paris, Flammarion, 1896, volume II, p. 44-45 et p. 79.

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