Mourir en martyr de la foi. L'exemple du christianisme - Monique Weis

Particularités du martyre

Quelles sont les particularités les plus importantes du martyre, en comparaison avec d'autres formes de violence religieuse ?

Le martyre est une forme de sacrifice, ou plus précisément d'auto-sacrifice ; le martyr subit la violence des autres mais il se fait aussi violence à lui-même. Quelle différence avec le suicide ? Il s'agit là d'une question tout à fait légitime qui renvoie à la profonde ambiguïté du choix et de l'acte. Certes, les martyrs sont généralement les victimes de représailles, considérées comme injustes par eux-mêmes et par leur camp. Ils sont « martyrisés » par des persécuteurs, sans lesquels ils n'existeraient d'ailleurs pas en tant que « témoins de la vérité ». En effet, si on peut se suicider tout seul, on ne peut offrir sa vie en martyr d'une juste cause que face, et même grâce à, un adversaire fort.

Il n'empêche que les frontières entre suicide et martyre ont toujours été floues, au point de susciter le malaise des théologiens. Maints martyrs ont couru devant l'arrestation et l'exécution, les désirant et les provoquant, dans le but de sanctifier leur vie et, surtout, leur mort, par cet ultime sacrifice de soi. Les marges sont minimes entre le refus de fuir la persécution pour survivre et le fait d'adopter, de manière plus ou moins consciente et délibérée, des comportements à risque pour provoquer ou hâter l'issue funeste. La justification théologique de cette forme d'auto-sacrifice , qui permettrait de la distinguer du suicide, acte désespéré et gratuit, est des plus fragiles.

Il faut aussi insister sur la double nature du martyre : celui-ci est à la fois un acte individuel lié à un choix personnel, et un exemplum investi d'une forte charge communautaire. Nous retrouvons ici l'étymologie du terme : « martyre » vient en effet du grec marturia/marturion qui signifie « témoignage ». Bref, chaque martyr est un exemple pour sa communauté, un modèle à suivre ou du moins à ériger en idéal. Les martyrs témoignent de la « vérité » de leur religion aussi et principalement à l'intention des autres adeptes, présents et futurs, de celle-ci. En plus du projet de conversion externe, le martyre remplit toujours une mission de consolidation de la foi à l'intérieur du groupe persécuté. Ce faisant, il ravive et fortifie l'esprit communautaire jusqu'à susciter de nouveaux auto-sacrifices.

Les martyrs contribuent donc par leur acte extrême à consolider le groupe dont ils sont issus. Le père de l'Église Tertullien[1] observe déjà, au IIe siècle, que « le sang est semence de chrétiens ». Désigner une personne comme un martyr est par essence laudatif : une personne tuée pour ses idées ne sera jamais reconnue comme martyre par ceux qui l'ont condamnée ; au contraire, elle ne pourra obtenir cette reconnaissance que de la part de son propre camp. Ce constat permet de soulever la question délicate du rapport aux « martyrs de l'autre », généralement vus comme des « impies », des « hérétiques » ou des « rebelles » indignes de pitié. Ce qui cimente les identités collectives, ce sont avant tout les discours que la communauté en quête de cohésion et de légitimité construit et diffuse au sujet de ses martyrs, en niant ou en minimisant l'existence de ceux des autres.

Le martyre existe d'abord par les reflets et échos plus ou moins lointains qu'il fait naître et qui assurent son rayonnement. Son efficacité dépend largement de sa mise en scène et de la perpétuation de la mémoire de celle-ci. Ainsi, les martyrs font parfois l'objet de véritables cultes de commémoration. Dans le christianisme des premiers siècles, ces cultes sont même à l'origine de la vénération des saints. De manière plus générale, de véritables entreprises de propagande ont été mises en place au fil des siècles pour célébrer les vies et morts exemplaires des martyrs. La médiatisation du martyre est une condition indispensable à sa mission de conversion religieuse (au sens très large du terme) et de renforcement identitaire. Elle est difficile à combiner avec l'exigence de discrétion dont la théologie catholique a fait une importante caractéristique du martyre chrétien.

  1. Tertullien

    Tertullien (v. 150- v. 220) : Romain né à Carthage, il est l'un des penseurs dont les écrits servent à fixer la doctrine au sein du christianisme primitif dans le monde romain. Il est, par exemple, le premier à introduire en latin la notion de « Trinité » et à la définir. Son influence considérable en fait un des Pères de l'Eglise.

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