La rhétorique apocalyptique de Daech à travers sa publication en ligne - Jean-Philippe Schreiber

Mécréance, apostasie et idolâtrie

Les trois obsessions de Dar-al-Islam sont la mécréance, l'apostasie et l'idolâtrie. Au-delà de l'injustice réelle ou du caractère agressif de l'ennemi, le mécréant est par nature un ennemi auquel il convient de faire la guerre parce qu'il s'oppose à l'unicité divine. Comme l'écrit Jean-Charles Ducène, « la guerre envers l'Impie est légitime en raison même de son infidélité, il s'agit bien d'une guerre offensive et permanente (...) et non défensive. L'humanité est ainsi divisée en deux zones : le Dâr al-islam, ou ‘Domaine de l'islam' dans lequel règne la Loi de Dieu, et Dâr al-kufr ou Dâr al-harb, soit le ‘Domaine de l'impiété' ou ‘Domaine de la guerre' ».

L' « apostat » est, quant à lui, traité comme le « mécréant », et la mort est la seule sanction pour libérer le coupable de son apostasie. La conversion est un moyen d'échapper au Mal pour faire place au Bien : une conversion interne, qui signe le rejet de l'apostasie. C'est la vérité contre l'imposture, contre le mensonge, l'hypocrisie. Dar-al-Islam a l'obsession de l'idolâtrie, qui souvent sert de métonymie à la mécréance : l'objectif est de détruire les idoles — c'est la plus grande mission de « l'État islamique » —, ce qui justifie notamment la destruction des mausolées (quand il est question d'adorateurs de tombes, sont visées principalement les confréries soufies). Il s'agit de détruire même la tombe d'un prophète dès lors qu'il a fait l'objet d'un culte, car on en a fait une idole, ainsi que les autres traces des « fausses » religions : le shirk, ou associationnisme, qui rompt l'unicité divine, est le « pire péché commis par les hommes car ils mettent ainsi à égal la créature faible et incapable et le Créateur de l'univers, Tout-Puissant et Omniscient ».

Dar-al-Islam confond dans une même aversion l'idolâtrie des musulmans (chiites, tawaghit) et des non musulmans (comme les démocrates, « qui donnent le droit de légiférer au peuple ») : il convient de les haïr et de les combattre de la même façon. Les ennemis sont des alliés de Satan — ainsi, les Yazidis[1] sont qualifiés d'« adorateurs du diable ». Du fait, notamment, de son soutien passé au Front al-Nosra (émanation d'al-Qaïda) en Syrie, groupe rival de Daesh, la chaîne de télévision Al-Jazîrah est curieusement présentée comme « la chaine de la monarchie judéo-maçonnique qatarie ». La diabolisation de l'ennemi intérieur et extérieur puise en effet à la fois à un corpus issu de la tradition musulmane et à des discours empruntés à l'idéologie européenne, qui devraient parler aux lecteurs francophones de Daech : « Les gouvernants tawâghît ainsi que leurs soldats tous apostats, qui ont dépassé les limites par leur association à Allâh dans le Jugement, ont dévoilé au monde entier leur alliance aux états mécréants parmi les Croisés, ainsi que leur appartenance judéo-maçonnique ». La France se caractériserait par un « mode de pensée corrompu établi par la judéo-maçonnerie ».

« Les mêmes mains judéo-maçonniques qui avaient chassé la religion de l'école y firent entrer la fornication, l'homosexualité, le meurtre d'enfants poliment nommé avortement » est-il encore indiqué au sujet de la France. Les objectifs recommandés par Dar-al-Islam pour y mener des attentats sont par ailleurs : « Les endroits fréquentés, tel que les lieux touristiques, les grandes surfaces, les synagogues, les églises, les loges maçonniques, les permanences des partis politiques, les lieux de prêche des apostats ». La « laïcité » est systématiquement visée, celle des pays arabes comme celle des pays occidentaux, en particulier la France. Une France doublement coupable : celle d'être la Nation instigatrice de Croisades, menées contre l'islam ; celle d'être la patrie de la Révolution, « fomentée dans les loges maçonniques », qui a converti la France une autre religion « tout aussi mensongère et idolâtre que le catholicisme romain » : la démocratie et la laïcité. Cette nation aurait ainsi continué à combattre l'islam au nom, cette fois, du progrès et de la raison : « Quant à toi qui est bouleversé par les enfants palestiniens que tuent les juifs, sache que tous les jours des enfants musulmans sont assassinés dans les institutions de la république judéo-maçonnique ».

L'ennemi non musulman est presque systématiquement présenté comme juif et croisé. Dar-al-Islam hiérarchise ainsi les ennemis : « Comment les chrétiens, en France et ailleurs peuvent accepter d'être gouvernés par cette bande de vipères, nous appelons les chrétiens à ne plus accepter la domination juive ». L'économie « usuraire » occidentale est présentée comme satanique. La France serait ainsi soumise à « l'emprise de la juiverie usuraire », comme un système économique international « usurier contrôlé par la finance internationale trop souvent juive » et des « gouvernements croisés pantins de la juiverie usurière ». « Le but de l'éducation dans le système de la jâhiliyah[2] contemporaine est de cultiver chez l'enfant et l'adolescent les plus abjects comportements et de l'affaiblir jusqu'à ce que, enchainé à ses plus vils instincts, il soit esclave des vrais maîtres de l'Occident : les juifs corrupteurs ». En référence au verset 155 de la sourate 4, les juifs sont qualifiés de « blasphémateurs assassins des Prophètes ». Le Premier ministre Manuel Valls ayant déclaré en 2015 que les juifs de France étaient l'avant-garde de la République, ils doivent donc mourir en premier dans la guerre qui oppose l'islam et le Califat à la France. La mécréance est ainsi souvent hiérarchisée : il s'agit, dans l'ordre, de « combattre les mécréants juifs, chrétiens, chiites, démocrates ».

Dar-al-Islam judaïse également les chiites, en mobilisant la thèse d'Ibn Taymiyya : « La haine des chiites Râfidah envers l'Islâm et les gens de la Sounnah est une haine ancestrale puisqu'elle remonte à la création de cette secte par le juif yéménite faussement converti à l'Islâm ‘Abdallâh ibn Saba[3] ». Mieux, il s'agit d'une forme de marranisme : « Ibn Taymiyah a dit : ‘Les gens de science ont indiqué que les débuts des Râfidah sont l'œuvre du Zindîq[4] ‘Abdallâh ibn Saba qui a fait apparaitre l'Islâm tout en restant secrètement juif pour corrompre la religion Islamique comme l'a fait Paul le juif pour corrompre le christianisme' [Majmoû' al-Fatâwâ 28/484] ».

  1. Yazidis

    Yézidisme, ou religion des sept anges : Religion kurde présentée par ses pratiquants (les Yézidis ou Yazidis) comme une survivance du mithraïsme iranien antique ; il s'agit plutôt d'un mouvement hétérodoxe de l'islam sunnite apparu au XIIe siècle et mâtiné par la suite de pratiques antéislamiques conservées dans le Kurdistan — ce qui est pour expliquer la haine que lui porte Daesh.

  2. Jahiliyya

    جاهِليّة, du mot jahl (جَهْل) qui signifie ignorance, désigne selon la plupart des exégètes du Coran, la période antéislamique, caractérisée par le polythéisme sur le territoire dans lequel l'islam est apparu.

  3. Abdallâh ibn Saba

    Abdullah ibn Salam ibn al-Harith (Al-Husayn ibn Salam avant sa conversion à l'islam) : Personnalité faisant partie du cercle des Compagnons du Prophète de l'islam, selon la Tradition musulmane, qui précise que Harith était un rabbin réputé avant sa conversion.

  4. Zindîq

    Terme désignant ceux qui professent des idées ou ont des pratiques contraires à l'islam, et par extension les apostats ou les infidèles.

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