Hildegarde de Bingen, lettre adressée en 1179 au chapitre cathédral de Mayence.

En l'absence de l'évêque, retenu à Rome pour un concile, les chanoine de Mayence (qui forment le « chapitre »), ont condamné le couvent du Rupertsberg en jetant sur lui l'interdit (c'est-à-dire en interdisant qu'y soit célébré un service religieux ou qu'y soit administré un sacrement). Cette mesure revenait à exclure les sœurs de la communauté chrétienne. Les chanoines leur reprochaient d'avoir enterré dans leur cimetière un noble qui avait été publiquement excommunié et qui, par conséquent, n'avait pas droit selon eux aux honneurs d'une sépulture chrétienne. Or, ce noble avait été réconcilié en privé. Hildegarde refuse d'exhumer le corps. Au nom de ce qui lui apparaît comme la volonté (supérieure) de Dieu, elle prend ainsi le risque de désobéir à la volonté (inférieure) des hommes d’Église.

Dans la vision qui a été gravée dans mon âme par le Dieu créateur dès avant ma naissance, je suis contrainte de vous écrire au sujet de l'interdit infligé par nos supérieurs parce que, sans motif de culpabilité, nous avons enterré un défunt sous la conduite de son prêtre. Comme peu de jours après la sépulture, nous reçûmes de nos supérieurs l'ordre de l'enlever du cimetière, frappée de terreur, je regardai comme de coutume la vraie lumière et, les yeux ouverts, dans mon âme, je vis que, si selon leur ordre, le corps de ce mort était enlevé, cette expulsion serait pour notre couvent une énorme menace, telle une grande ténèbre ; elle nous envelopperait comme un de ces nuages noirs qui précèdent l'orage et le tonnerre. Dès lors, nous n'osâmes ni enlever le corps de ce défunt – étant donné qu'il avait reçu l'absolution, l'onction et la communion – ni suivre le conseil et les ordres de ceux qui nous persuadaient ou nous enjoignaient de le faire. Non pas que nous méprisions le conseil d'hommes sages et les ordres de nos prélats, mais pour ne pas paraître – par un acte cruel commis par des femmes – porter outrage aux sacrements du Christ qui l'avaient fortifié de son vivant.

Mais, pour ne pas paraître tout à fait désobéissantes, nous avons cessé, selon la teneur de l'interdit, de chanter les louanges divines et nous nous sommes abstenues de communier au corps du Seigneur, comme nous avions l'habitude de le faire presque tous les mois. (...). Voici, Excellences, ce que Dieu m'a enjoint de vous dire : j'ai également vu quelque chose à propos du fait que, pour vous obéir, nous avons cessé de chanter l'office divin et l'avons seulement lu à voix basse. J'ai entendu une voix qui provenait de la lumière vivante et qui parlait des diverses formes de louanges selon le psaume de David : « Louez-le au son de la trompette, louez-le sur la harpe et la cithare » etc. jusqu'à « Que tout ce qui respire loue le Seigneur. »

Ces paroles nous font aller de l'extérieur à l'intérieur et nous indiquent comment, à l'image de ces instruments matériels et de leurs diverses particularités, nous devons orienter tout l'élan de notre homme intérieur vers la louange de Dieu et lui donner une expression. (...) C'est pourquoi, vous et tous les prélats, vous devez bien prendre garde avant de fermer par un jugement la bouche d'une assemblée qui chante pour Dieu, de lui interdire de célébrer et de recevoir les sacrements. Veillez à ne pas être trompés dans vos jugements par Satan qui arrache l'homme à l'harmonie céleste et aux délices du paradis. (...) Par conséquent, ceux qui imposent, sans avoir bien pesé leurs raisons, le silence à l’Église qui chante la louange de Dieu, privent Dieu injustement de la beauté des louanges qui lui reviennent sur terre et seront eux-mêmes privés de la participation aux louanges angéliques dans le ciel, à moins qu'ils n'y remédient par une « vraie pénitence » et une humble satisfaction.

Référence : Georgette EPINEY-BURGARD et Emilie ZUM BRUNN, Femmes troubadours de Dieu, [Turnhout], Brepols, 1988, p. 49-53.

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