Religions et représentation figurée

La représentation de « prophètes » et d'autres personnages saints

Lors de la « crise des caricatures » en 2005-2006, Qaradâwî affirme que la représentation du prophète de l'islam a été interdite par l'idjmâ‘[1] des jurisconsultes des premiers siècles de l'Islam. La référence au seul idjmâ‘, troisième source de la sharî‘a[3] selon les sunnites, montre l'absence de texte coranique ou de propos explicite à ce sujet dans les hadiths. Malgré le silence des textes, il faut reconnaître que les représentations connues du Prophète Muhammad sont tardives, la plus ancienne image se trouvant dans un manuscrit peint à Konya, en Anatolie, autour de 1250. Cela n'exclut pas totalement qu'il y ait eu des représentations plus anciennes, même si c'est peu probable. Les représentations de scènes de la vie du prophète de l'islam, comme celle de la bataille de Badr dans le Chronique universelle (1315) de Rashîd al-Dîn[2] , se perpétuent jusqu'au XVIIIe siècle. Cependant, ces images illustrent des textes historiques, littéraires, parfois mystiques, elles n'entrent pas dans la pratique rituelle de l'islam.

L'art populaire, qui se développe à partir du XIXe siècle, grâce à la lithographie dans un premier temps, n'hésite pas à reprendre ces scènes. S'il arrive que Muhammad soit représenté corporellement, il l'est très souvent par allusion, notamment à travers la trame calligraphique de son nom tracé en lettres arabes, son arbre généalogique, l'empreinte de sa sandale ou son tombeau. Les ethnologues suisses Pierre et Micheline Centlivres parlent d'une « présence absente ».

C'est dans le domaine du cinéma que la question de cette représentation se pose de manière aiguë et récurrente. Un premier projet, en 1926, prévoit de faire jouer le rôle de Muhammad à l'acteur égyptien Yûsuf Wahbî[4] . Cependant, le film n'est pas tourné à la suite d'une campagne de presse : par une fatwa, des savants d'al-Azhar affirment que la représentation de tous les personnages saints est interdite et le roi d'Égypte, Fu'âd[5] , menace de déchoir l'acteur de sa nationalité égyptienne. A partir de 1947, une loi interdit aux cinéastes égyptiens de représenter le Prophète Muhammad, sa famille, les quatre premiers califes Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî ainsi que ses plus proches compagnons, même de manière symbolique, en montrant leur ombre. Trente ans plus tard, le film Al-Risâla (Le message, 1976-77) , du cinéaste syro-américain Moustapha Akkad[6] , financé en partie par la Libye, suit à la lettre les principes énoncés dans cette loi égyptienne : aucun des personnages principaux n'est représenté et leur voix même est absente ; la destruction des idoles de la Ka‘ba[7] , lors de la conquête de la Mecque en 630, est perpétrée dans le film par le seul bâton du Prophète Muhammad, qu'on voit surgir au-dessus du cou de sa chamelle. Il ne s'agit pas d'un choix délibéré du cinéaste, mais la réaction négative provoquée par le projet dans de nombreux pays majoritairement musulmans le conduit à procéder de cette manière. L'un des points cruciaux est l'interprétation, par un acteur, de celui qui est l'exemple de la perfection pour toute la communauté des musulmans. En 2009, puis à nouveau en 2013, la société de production qatarie Alnoor Holding annonce la production d'un film « aux standards hollywoodiens » sur la vie de Muhammad afin contrer les productions islamophobes comme L'innocence des musulmans. Le projet n'a pas été concrétisé à ce jour, alors qu'une série sur les petits-fils du Prophète Muhammad, Hasan et Husayn, est sortie en 2011.

L'ère actuelle des images repose la question continuellement, notamment à l'égard des enfants. D'où la nécessité, ressentie par certains, d'opposer aux « images occidentales » des valeurs venant du monde majoritairement musulman et narrant entre autres la naissance de l'islam et la vie de son prophète. Dans Muhammad, Le dernier Prophète (2004) un film d'animation réalisé par l'Américain Richard Rich[8] , auteur de dessins animés pour Disney, un personnage imaginaire retrace les faits et gestes de la vie du Prophète Muhammad ; aucun des personnages de son entourage proche n'y figure. La vie du prophète, produit pour la télévision égyptienne par Zaynab Zemzem[9] fait partie d'une série portant sur l'ensemble des prophètes du Coran et recourt à la pâte modelée pour les communs des mortels. Muhammad et ses compagnons, par contre, y sont représentés par des halos de lumière en forme ellipsoïdale ; ils prennent la parole de manière indirecte, par la citation de versets du Coran ou de passages des hadiths qui s'appliquent à la situation illustrée. Ces deux productions ne se distinguent ni visuellement, ni techniquement, des productions courantes destinées aux jeunes publics, si ce n'est par ces procédés particuliers visant à « représenter sans représenter ».

Ces exemples témoignent d'une action d'évitement et non de destruction des images. Plutôt que de les supprimer, les porteurs de la tradition musulmane n'ont pas produit d'images du Prophète Muhammad, préférant le texte, al-Kitâb[10] , à l'image. Par contraste, « la révolution chrétienne est la première et la seule doctrine monothéiste à avoir fait de l'image l'emblème de son pouvoir et l'instrument de toutes ses conquêtes. » (Marie-José Mondzain). Ainsi, il est correct de définir l'islam de religion aniconique, « sans images », du moins dans la pratique cultuelle.

Reste la question des images produites par les non-musulmans. En 1997, le Council on American-Islamic Relations (CAIR) proteste contre la présence d'un bas-relief figurant Muhammad dans la salle du tribunal de la Cour Suprême de Justice des Etats-Unis, à Washington, parmi les dix-huit principaux législateurs de l'humanité , œuvre réalisée par le sculpteur américain Adolph A. Weinman[11] en 1935. Une fatwa est alors demandée à Taha Jaber al-Alwani[12] , président du Conseil du Fiqh d'Amérique du Nord, diplômé d'al-Azhar et spécialiste du droit des « musulmans minoritaires ». Pour al-Alwani, l'Islam est une civilisation de la parole, alors que l'Occident est celle de l'image. Il rappelle que le Coran ne statue pas sur le sujet et explique qu'il est nécessaire de comprendre le sens profond des hadiths en les resituant dans leur époque, où la crainte était grande de voir les musulmans retomber dans « l'idolâtrie ». Il évoque les hadiths retraçant l'épisode célèbre où le Prophète Muhammad se serait fâché en voyant les rideaux à motifs figuratifs que sa femme préférée, Aïcha, avait suspendus. Dans la plupart des versions de ce texte, Muhammad aurait fini par accepter les coussins que son épouse en avait fait par la suite, car ce sur quoi on s'assoit ou qu'on foule des pieds ne peut faire l'objet de vénération ; dans un seul cas il est mentionné qu'il abhorrait toute sorte d'image, indépendamment du lieu ou du support sur lequel elles se trouvaient.

Pour al-Alwani, cela montre que la crainte était celle de l'idolâtrie et qu'il ne s'agissait pas d'une opposition fondamentale à l'égard de l'image. Il n'y a donc pas, selon lui, une aversion générale à l'égard de l'image. Avant de donner son avis final, al-Alwani rappelle que la frise représente également deux autres prophètes de l'islam, Moïse (Mûsâ) et Salomon (Sulaymân). Il mentionne les nombreuses descriptions verbales, très précises, de l'apparence de Muhammad contenues dans les hadiths, ainsi que les représentations figuratives faites par les Turcs et les Persans. S'il faut admettre, dit-il, que le Muhammad de la frise ne correspond pas aux descriptions qu'en donnent les textes de l'islam, il faut tenir compte que sa présence en ce haut lieu de la démocratie américaine constitue une reconnaissance de son importance dans l'histoire de l'humanité, alors que son image est souvent négative en « Occident ». Ainsi, ce bas-relief est un honneur qu'un « pays non musulman » fait aux musulmans et doit par conséquent être accepté avec fierté.

L'attitude à l'égard de la représentation du Prophète Muhammad est historique et bien enracinée : il y a une réticence certaine chez les sunnites. Quatre points semblent déterminants : tout d'abord, dans les temps les plus anciens, le Prophète Muhammad n'est pas représenté ; deuxièmement, il n'est pas représenté dans l'ensemble du monde musulman ; troisièmement, il est représenté dans des manuscrits et non pas sur des murs ou dans le domaine public ; enfin, si certains ouvrages où il est représenté ont un caractère mystique, il n'apparaît pas dans des livres revêtant un caractère religieux orthodoxe pour les autorités sunnites. L'époque moderne est devenue plutôt plus restrictive, car, bien au-delà du courant wahhabite, le réformisme qui prend son essor au XIXe siècle prône le retour à la pratique des ancêtres premiers qui ne connaissaient pas les représentations de saints personnages. Cependant, même pendant la période située entre le XIIIe et le XVIIIe siècle les musulmans ne priaient pas en regardant des images de Muhammad. Les affaires de caricatures du début du XXIe siècle relèvent d'une autre problématique, celle de la manière de représenter plus que de la représentation elle-même. Il semble difficile de conclure, comme le fait Malek Chebel[13] , que « le Prophète finira par être représenté graphiquement sans aucun problème [...] A terme, des institutions comme l'université Al-Azhar ou les chefs religieux ne pourront pas résister longtemps à la civilisation de l'image dans un monde planétaire où tout ce qui se fait en Occident est immédiatement repéré en Orient. » (cité par Fr. Bœspflug). Les positions « libérales » (au sens anglo-saxon du terme) adoptées par certains intellectuels d'origine musulmane qui voudraient montrer que les textes n'interdisent pas de représenter le Prophète Muhammad ou de faire des images, sont tout aussi acceptables ou inacceptables, en partant des textes, que celles des extrémistes. Il n'existe pas une manière, mais des manières de comprendre les textes des hadiths relatifs aux images ; si l'interdiction totale et extrême est contestée, la liberté totale de représentation l'est aussi. Ainsi, chaque position est fruit d'une interprétation ; si elle trouve plus ou moins de résonnance à un moment donné et à un endroit donné, cela doit davantage aux circonstances particulières du moment qu'à une vérité unique des textes.

  1. Idjmâ‘

    Consensus des savants musulmans des premières générations, troisième source du droit islamique après Coran et hadith.

  2. Rashîd al-Dîn

    Ministre du souverain mongol Ghâzân Khân qui règne à Tabriz, il est l'auteur d'une chronique universelle illustrée (Djâmi‘ al-tawârîkh).

  3. Sharî‘a

    La Voie. Par extension, le terme prend le sens de droit islamique sunnite qui puise dans quatre sources, selon l'ordre hiérarchique suivant : 1. Coran 2. Sunna du Prophète (hadiths) 3. Idjmâ‘ : consensus des jurisconsultes des premiers siècles de l'Islam 4. Qiyâs ou raisonnement par analogie (à des cas précédemment résolus).

  4. Yûsuf Wahbî (1898-1982)

    Acteur égyptien très connu, ayant tourné dans plus d'une cinquantaine de films, en Egypte surtout, mais aussi à l'étranger.

  5. Fu'âd Ier (1868-1936)

    Fils du khédive Ismail, il règne sur l'Egypte d'abord comme sultan (1917-1922), puis comme roi jusqu'à sa mort en 1936.

  6. Moustapha Akkad (1930-2005)

    Producteur et cinéaste syro-américain, connu pour avoir produit la série de films Halloween. Il a tourné en 1980 Le lion du désert, sur la résistance libyenne à la colonisation italienne.

  7. Ka‘ba

    Cube. Terme donné au grand temple de la Mecque en raison de sa forme, dès l'époque antéislamique. Ce temple aurait alors abrité 360 idoles. Depuis l'avènement de l'islam, ce bâtiment désormais vide est au centre du rituel de circumambulation qui doit être accompli pendant le hajj, le pèlerinage.

  8. Richard Rich

    Sscénariste, producteur, réalisateur et compositeur américain, ayant travaillé notamment pour les studios Disney.

  9. Zaynab Zemzem

    Réalisatrice égyptienne.

  10. Al-Kitâb

    Littéralement « le livre ». Dans ce contexte, il s'agit du terme qui désigne le Coran, c'est-à-dire la révélation divine pour les musulmans.

  11. Adolph A. Weinman (1870-1952)

    Sculpteur néo-classique américain, connu pour ses bas-reliefs décorant des bâtiments officiels et son esquisse de la Liberté en marche effectuée pour les pièces d'un demi dollar.

  12. Taha Jaber al-Alwani

    Né en Irak en 1935, diplômé d'al-Azhar au Caire, il enseigne par la suite à Riyad. Il est le fondateur et a été longtemps président du Conseil du Fiqh d'Amérique du Nord. Il est actuellement le président de la Cordoba University en Virginie, aux Etats-Unis.

  13. Malek Chebel

    Anthropologue, psychanalyste et philosophe français d'origine algérienne, auteur d'innombrables écrits sur l'Islam, notamment sur le corps, l'amour et l'érotisme. A également traduit le Coran en français (2009).

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