Religions et représentation figurée

Mandalas et montagnes

Le Japon est le théâtre d'une évolution particulière de l'usage des mandalas, qui paraît spécifique à ce pays, et qui présente une excellente illustration de la manière dont les mandalas sont compris par les pratiquants. Dans tous les pays qu'il traverse, le bouddhisme accorde une place privilégiée à la pratique religieuse en forêt ou en montagne, et plusieurs textes très influents démarquent cet environnement comme étant le plus propice à une réalisation spirituelle . Le Japon étant un pays couvert de forêts autant que de montagnes, une telle conception y a une forte résonance et y est exploitée de manière particulièrement manifeste à partir du VIIIe siècle environ. Cette compréhension de l'espace des montagnes se greffe sur un grand nombre de croyances et pratiques autochtones faisant des montagnes un espace à part, à cheval entre le monde des hommes et celui des kami[1] et des bouddhas. Ces « Autres mondes »[2] sont souvent perçus et représentés comme des paradis ou des enfers bouddhiques. Parfois, cependant, ce sont aussi des mandalas qui sont projetés sur diverses montagnes, voire sur le Japon entier. Des projections de cet ordre, qui peuvent être très détaillées, représentent des parcours ritualisés tels qu'ils sont développés par un courant religieux très fortement influencé par le bouddhisme ésotérique, le shugendô[3] . Ce courant a pour particularité d'être centré sur la pratique ascétique en montagne.

Le développement du shugendô, dont la doctrine et les rites reposent en grande partie sur le bouddhisme ésotérique, est également symptomatique de la très forte emprise de ce courant bouddhique sur la société japonaise entre la fin de l'époque classique et le début de l'époque médiévale (XIe-XIVe siècles). Cette période est marquée par une ritualisation prononcée dans tous les domaines de la vie (religieux, politique ou individuel), et la conviction que la réalité ultime du bouddhisme ne fait qu'un avec le monde humain. Au niveau politique, cette conviction se traduit de manière très claire par l'expression « la loi du souverain est la loi du Bouddha » (ôbô buppô) : le bouddhisme soutient le Japon comme le Japon soutient le bouddhisme.

A titre d'exemple, deux documents du shugendô datant du XIIe siècle, décrivent une progression à la fois géographique et spirituelle par le biais d'une traversée simultanée du paysage et du Double mandala. Il s'agit du Shozan engi « Origine des montagnes » (1193 ?) et du Daibodaisantô engi « Origine du Mont Daibodai » (1155 ?), deux recueils de traditions et légendes liées à la pratique en montagne. Les pratiquants suivent un parcours dont les jalons sont à la fois les divinités des deux mandalas de la Matrice et du Plan du Diamant et les sommets de la chaîne des Monts Ômine sur la péninsule de Kii, au centre du Japon . Les sommets portent le nom des divinités des mandalas, qu'ils manifestent et dont ils sont la résidence tout à la fois. Par ce biais, la cartographie virtuelle conduisant à l'Eveil que présentent les mandalas prend des contours extrêmement concrets.

Carte de la péninsule de Kii
Carte de la péninsule de Kii, avec la chaîne des Monts Ômine

La chaîne montagneuse des Monts Ômine traverse le centre de la péninsule de Kii, presque verticalement du nord vers le sud, en une succession de sommets culminant à un peu moins de 2000 mètres d'altitude, qu'il est possible de parcourir le long d'une ligne de crête. Le Mont Ômine correspond aujourd'hui au Mont Sanjôgatake (1719 m), situé à environ un tiers du trajet depuis le nord. Dans le Japon ancien, Ômine se référe à l'ensemble de la chaîne montagneuse. De par ses montagnes élevées et son caractère inaccessible, Ômine est historiquement la région la plus prestigieuse et la plus respectée en termes de pratique religieuse en montagne au Japon. La succession des lieux que décrivent ces documents dessine un parcours double, à travers la chaîne des Monts Ômine et à travers les deux mandalas, projetant ainsi un espace virtuel sur un espace réel . Les Monts Ômine s'étendant sur plus de 120 kilomètres, la projection est de grande envergure. Les étapes du parcours de pratique correspondent à un cheminement à travers les différentes parties du mandala. Ainsi, la progression du pratiquant tant à travers la montagne qu'à travers le mandala devient (idéalement) une expérimentation physique de la non-dualité, une entrée temporaire dans un univers aux dimensions cosmologiques.

Schéma structurel et parcours à tavers le mandala de la Matrice
Schéma structurel et parcours à tavers le mandala du Plan du diamant

Une telle projection, dans laquelle chaque sommet des Monts Ômine correspond à une divinité des deux mandalas semble être un cas unique, même au Japon. La tradition n'en perdure pas, même si la conscience en reste encore aujourd'hui, comme en témoigne Nakai Kyôzen[4], un pratiquant confirmé du shugendô, au cours d'un entretien réalisé en 2008 : « Je ne sais pas à partir de quand les montagnes ont reçu le nom de bouddhas, mais dès ce moment, on y a vénéré les bouddhas. Aujourd'hui encore, on a la conscience d'entrer dans un mandala, moi en tous les cas, et j'en donne l'explication en cours de pratique ». La montagne est un lieu à part, proche des dieux et des bouddhas, qui permet de se ressourcer au sens fort du terme en ressentant dans son corps même l'identité foncière entre le monde humain et l'univers entier. Cette manière particulière de mêler l'abstrait et le concret autorise des combinaisons infinies. Elle se laisse également transposer à échelle nationale : plusieurs textes des XIIIe-XVe siècles environ projettent ainsi les deux mandalas sur le Japon entier, afin de souligner le lien non seulement profond, mais inhérent que ce pays entretient avec le bouddhisme.

Projection des deux mandalas à différents endroits du Japon

A l'époque médiévale, ce type de représentations s'inscrit dans un discours cherchant à positionner le Japon face à l'Inde et à la Chine. Historiquement, le Japon est le dernier des trois pays à avoir reçu la transmission du bouddhisme. Géographiquement, il est situé aux confins du monde bouddhique. Faire du Japon tout entier le Double mandala permet de contourner et même de retourner cette hiérarchie négative implicite, en utilisant l'axiome fondamental du bouddhisme ésotérique selon lequel le tout est l'un, et l'un est le tout. Qu'il s'agisse de représentations picturales ou de projections sur le paysage, les mandalas sont ainsi avant toute chose un appel à la prise de conscience du principe fondamental du bouddhisme ésotérique, qui correspond à une « transcendance dans l'immanence » selon une expression du bouddhologue Robert Heinemann[5] . La quête d'une atteinte de la bouddhéité dans ce corps-même en est l'expression la plus absolue, et les mandalas japonais à échelle du paysage entier permettent aux pratiquants de réaliser cet exercice en grandeur nature.

  1. Kami (神)

    Dieu, divinité ou esprit. L'encyclopédie en ligne du shintô (Encyclopedia of Shinto online) définit les kami comme des êtres proches des humains, mais qui en transcendent cependant la nature. Presque toute chose ou être vivant peut être un kami, pour autant qu'il inspire un sentiment de révérence. Tout en étant invisibles, les kami peuvent se manifester, parfois de manière temporaire, sous la forme d'éléments naturels (arbres, rochers, feu, eau, etc.) ou d'objets rituels (miroirs, papiers votifs, etc.). Ils peuvent aussi posséder des êtres humains ou des animaux, parler à travers ces derniers pour transmettre des oracles. Les kami sont éminemment concrets : tant qu'ils ne sont pas incarnés, leur puissance reste invisible et imperceptible. Cette puissance peut s'exercer de manière positive ou négative, sans implication morale, comparable à la puissance des phénomènes naturels. Toutefois, si l'on traite les kami de manière adéquate, on peut se les concilier et les pacifier, voire obtenir leurs faveurs.

  2. Autre monde (takai 他界)

    Selon le Dictionnaire du shugendô (Shugendô jiten), cet Autre monde peut se présenter sous diverses formes, aux origines différentes, et qui ne sont pas exclusives les unes des autres. Parmi les variantes apparaissant dans les mythes japonais anciens se trouvent Tamagahara 高天原 (« Haute plaine céleste »), Yomi no kuni 黄泉国 (Pays des sources jaunes selon le sens des caractères, un pays souterrain chinois dont la lecture japonaise signifie « Monde des ténèbres ») ou encore un monde situé au-delà des océans, nommé Tokoyo 常世 (« Monde éternel »). Ces trois exemples reflètent l'idée d'un Autre monde céleste pour l'un, souterrain pour le deuxième et marin pour le troisième. Dans le Japon ancien, l'Autre monde désigne le monde des défunts et/ou des kami et des Immortels, qui pouvait être visité par les humains sous certaines conditions. A cette perception ancienne vient se superposer la cosmologie bouddhique et ses images d'enfers, qui vont s'associer à l'idée d'un Autre monde souterrain, et de paradis, qui deviennent des Autres mondes célestes, ou situés dans les mers (comme par exemple la Terre pure du Bodhisattva Kannon 観音, le Mont Potalaka). Les montagnes et la mer sont des lieux privilégiés soit de représentation de ces Autres mondes, soit de point de contact entre le monde humain et un Autre monde où vivent défunts et/ou divinités. La population qui vit dans ces espaces liminaires, ou qui y pratique, comme les shugenja, est perçue comme différente et dotée de pouvoirs particuliers.

  3. Shugendô(修験道)

    La « voie des pouvoirs par la pratique ». Ce courant apparaît entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle, au moment où la pratique en montagne est formalisée au point de constituer un courant religieux indépendant. S'il emprunte beaucoup de notions théoriques et doctrinales au bouddhisme ésotérique, le cœur du shugendô est constitué par la pratique d'activités religieuses en montagne, issues de traditions tant autochtones que continentales. Sa caractéristique principale est la recherche de « pouvoirs », surtout thaumaturgiques, dans le double but d'accéder à la réalisation bouddhique et d'en faire échange dans la société. La recherche même de ces pouvoirs, et du charisme qui les accompagne souvent, place le shugendô dans une position ambiguë, à la fois centrale et marginale, qu'il occupe à ce jour. Bien que très souvent assimilé à un courant particulier du bouddhisme, le shugendô se place en réalité en dehors de toute affiliation religieuse autre que la sienne propre.

  4. Nakai Kyôzen中井教善

    Supérieur du Kizô-in喜蔵院 à Yoshino. Entretien réalisé le 01.02.2008.

    Pour la bibliographie, le trait signifie simplement qu'il s'agit du même auteur que pour l'ouvrage immédiatement précédent: Miyake Hitoshi.

  5. Robert Heinemann (1926-2007)

    Spécialiste du bouddhisme japonais, il est le premier professeur d'études japonaises nommé à l'Université de Genève, où il enseigne entre 1976 et 1993.

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