Religions et représentation figurée

Le rejet de la représentation figurée par les cisterciens

La réflexion sur le discours théorique tenu par le mouvement cistercien doit commencer par l'examen de l'œuvre du plus prolixe de ses auteurs et de sa figure de proue, Bernard de Clairvaux[1] . L'Apologie à Guillaume de Saint-Thierry, un texte qu'il rédige vers 1124-1125, constitue le point de départ de la réflexion sur l'aniconisme cistercien . Il y dénonce comme des « désordres » parmi les « plus considérables » la taille trop importante et le décor trop abondant à ses yeux des bâtiments religieux de son époque, faisant un rapprochement avec « les anciennes façons de la Synagogue des Juifs », les qualifiant d'« idoles » et dénonçant l' « idolâtrie » qu'ils suscitent. Un passage célèbre fustige la représentation d'êtres fantastiques et d'animaux dans les cloîtres, ce que l'on peut lire comme un rejet de la sculpture romane telle qu'elle est pratiquée à son époque au sein des monastères traditionnels comme celui de Moissac, et entre autres des représentations figurées.

Photographie de chapiteaux de l'abbaye de Moissac (Tarn-et-Garonne, France)InformationsInformations[2]

D'autres auteurs cisterciens adoptent une position similaire au XIIe siècle. Aelred de Rievaulx[3] , dans Le miroir de la charité, une œuvre composée en 1142-1143 à la demande de Bernard de Clairvaux, condamne le goût « des curieux » pour les peintures et les sculptures comme une forme de « convoitise des yeux » et considère que l'église idéale est celle où le fidèle ne « rencontre ni peinture, ni sculpture, ni rien de précieux, pas de marbre recouvert de tapis, pas de tapisseries murales où seraient représentées l'histoire des peuples, les batailles des rois ou du moins quelque scène biblique ». Vers 1160-1162, dans La vie de recluse, il met en garde les femmes pieuses contre la présence de peintures, de sculptures et de tapisseries (en particulier celles au décor animalier) dans leurs cellules. Un autre cistercien, Idung de Prüfening[4] , dans son Dialogue de deux moines vers le milieu du XIIe siècle, reproche aux clunisiens leur goût pour les peintures, les bas-reliefs, les tapisseries colorées et les vitraux, et parle pour sa part de « concupiscence des yeux ».

Les mêmes préventions imprègnent les textes normatifs de l'ordre cistercien. En 1119, dans les statuts annexés à l'Exorde de Cîteaux, les cisterciens s'interdisent les sculptures et les peintures dans leurs églises. Entre les années 1120 et 1147, le Chapitre Général de Cîteaux[5] rappelle ces interdictions et décide en outre de proscrire toute forme de figuration et de colorisation dans l'enluminure et dans le vitrail au sein de l'Ordre. Cette lutte contre l'image se poursuit durablement car les statuts du Chapitre Général réitèrent ces prohibitions à une dizaine de reprises jusque dans les années 1330.

Les productions matérielles des cisterciens semblent à première vue indiquer qu'ils appliquent scrupuleusement ces normes. Ils rejettent effectivement le chapiteau figuré typique de l'époque romane auquel ils préfèrent des chapiteaux à motifs végétaux, les plus simples possibles, notamment la fameuse « feuille d'eau » .

Photographie du cloître cistercien de San Andrés de Arroyo (Palencia, Espagne)InformationsInformations[6]

Dans certains cas, par exemple dans les abbayes du Thoronet ou de Sénanque, le choix des structures architecturales est même dicté par la volonté d'éviter l'emploi de chapiteaux et l'apparition de surfaces susceptibles de porter un décor. On ne conserve pas de peinture murale cistercienne figurée du XIIe siècle.

Initiales ornées en camaïeu dans la « Grande Bible de Clairvaux », v. 1155-1165InformationsInformations[7]

Dans le domaine de l'enluminure , les cisterciens mettent au point un style monochrome non figuratif, très élaboré et esthétique, mais rigoureusement conforme aux règlements. Pour leurs ouvertures, les abbayes cisterciennes du XIIe siècle semblent avoir systématiquement employé des vitraux incolores dont le seul décor est formé par le tracé géométrique des plombs servant au découpage. Leurs carreaux de pavement demeurent nus ou bien comportent des motifs géométriques ou végétaux .

Photographie du cloître de l'abbaye cistercienne du Thoronet (Var, France)InformationsInformations[8]

La disposition des ouvertures et des éléments architecturaux, obéissant souvent à un rythme ternaire, se contente de rappeler de manière symbolique la divinité par l'évocation de la Trinité, notamment aux endroits les plus visibles de l'abbaye, en particulier dans le chevet , derrière le maître-autel.

Photographie de l'abbaye de Noirlac (Cher, France)InformationsInformations[9]
  1. Bernard de Clairvaux, ou Bernard de Fontaine (1091-1153)

    Moine canonisé par l'Eglise dès 1174 à l'issue d'une procédure très rapide. Issu d'une famille de seigneurs bourguignons, il se convertit au monachisme et entre à Cîteaux avec plusieurs compagnons en 1113. En 1115, sa communauté le charge de mener la fondation de l'abbaye de Clairvaux, dont il reste l'abbé toute sa vie. Son charisme et sa volonté de promouvoir l'ordre cistercien le poussent, à partir de la fin des années 1120, à se mêler aux affaires ecclésiastiques concernant l'ensemble de la Chrétienté latine : le schisme d'Anaclet en 1130, l'élection du pape cistercien Eugène III, ancien moine de Clairvaux, en 1145, la lutte contre les cathares ou encore la prédication de la deuxième croisade en 1146. Son œuvre écrite est immense et d'une grande influence sur la spiritualité médiévale.

  2. Aelred de Rievaulx (1110-1167)

    Membre de la cour royale écossaise, il choisit en 1134 d'intégrer le monastère cistercien de Rievaulx dans le nord de l'Angleterre. Il voyage beaucoup dans toute la Chrétienté latine, grâce au réseau cistercien, et il se distingue surtout par ses écrits de spiritualité.

  3. Idung de Prüfening

    Maître des écoles de la cathédrale de Ratisbonne, en Bavière, au début de sa carrière (1133-1142), il entre au monastère cistercien de Prüfening, dans la même commune, vers 1144. Ayant été transféré dans un autre monastère cistercien, peut-être en Autriche, il disparaît après 1176.

  4. Chapitre Général

    Réunion annuelle, organisée par l'abbaye de Cîteaux à laquelle les abbés cisterciens sont contraints d'assister. Assemblée politique, législative et judiciaire, il permet de définir la position de l'Ordre sur des affaires ecclésiastiques, fixer des normes valables dans toutes ses abbayes et sanctionner les manquements à ces règles. Le considérant comme une institution modèle, la papauté, et notamment Innocent III (1198-1216), oblige les autres ordres religieux à en adopter le principe.

  5. "José Luis Filpo Cabana. Destaca la asombrosa labor de calado y los capiteles con ornamentacion vegetal. 2008. [Consulté le 10/03/2015). Disponible sur : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Monasterio_cisterciense_de_San_Andr%C3%A9s_de_Arroyo._Claustro.jpg"

  6. "« Style monochrome » de l'enluminure cistercienne Initiales ornées en camaïeu dans la « Grande Bible de Clairvaux », v. 1155-1165. Manuscrit de la Bibliothèque municipale de Troyes, ms. 27, t. 1, f. 7r Source de la photographie : http://initiale.irht.cnrs.fr/ "

  7. "Carreaux du cloître de l'abbaye du Thorone, 2007 thttp://commons.wikimedia.org/wiki/File:Thornet_pavement_carreaux_cloitre.jpg." Paternité

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