Sciences et religions à l'époque contemporaine XIXe - XXe siècles

Réactions hostiles au darwinisme

Au sein du christianisme, les opposants à Darwin sont nombreux au XIXe siècle en Europe et en Amérique du Nord. Du côté catholique romain, on compte parmi ces opposants, dès 1860, un certain nombre d'évêques allemands, des intellectuels de diverses obédiences, avec en première ligne des jésuites, comme le père de Scorraille[1], qui parle de des théories darwiniennes comme de « fictions répugnantes ». En 1870, le concile du Vatican[2] proscrit toute doctrine scientifique qui contredirait la foi : «  L'Eglise [...] n'interdit certes pas que les sciences utilisent, chacune en son domaine, des principes et une méthode qui lui sont propres, mais [...] elle est très attentive à ce qu'elles n'admettent pas des erreurs opposées à la doctrine divine » [session III ; Les conciles œcuméniques, t. II-2, Paris, Cerf, 1994, p. 1645]. Les papes, Pie IX[3] et son successeur Léon XIII[4] notamment, condamnent ce qu'ils appellent alors le « transformisme ». Tout cela n'empêche pas quelques théologiens catholiques romains de se hasarder à prendre la défense de Darwin : « Il en sera de l'idée évolutionniste, écrit le dominicain Dalmace Leroy[5], comme de celle de Galilée[6] », c'est-à-dire qu'on finira par l'accepter (L'évolution des espèces organiques, 1887 ; cité par Jacques ARNOULD, Dieu versus Darwin, p. 41s).

Du côté protestant, et de part et d'autre de l'Atlantique, les théologiens sont globalement partagés entre libéraux et conservateurs. Les premiers, comme James McCosh[7] (actif en Ecosse, puis aux Etats-Unis, dans le troisième quart du XIXe siècle), défendent l'idée que la Bible n'est pas un manuel de sciences naturelles et que d'ailleurs l'idée d'une création progressive (l'évolution des espèces) n'interdit en rien de croire en l'existence de Dieu. Les seconds, qui sont influencés par les Réveils religieux[8], voient au contraire dans les thèses de Darwin une menace contre l'inerrance de l'Ecriture[9], et par conséquent contre son caractère révélé. Cette menace met pour eux en péril la doctrine même du salut (création d'Adam et d'Eve, puis péché, puis rédemption en Jésus-Christ, puis Jugement dernier).

C'est dans le contexte du protestantisme évangélique[10] (evangelical) des Etats-Unis que se manifestent les opposants les plus virulents à Darwin. Dès la fin du XIXe siècle, mais surtout après la Première Guerre mondiale, on parle de fondamentalisme[11] pour désigner le mouvement protestant qui, conformément à la défense qu'il promeut d'une interprétation littérale de la Bible, dont il affirme qu'elle ne se trompe jamais, se dresse contre la théologie libérale, contre la lecture historico-critique[12] de la Bible et tout particulièrement contre la théorie de l'évolution des espèces. Pour les évangéliques, l'important n'est pas que Darwin se soit trompé – ce dont ils ne doutent pas, mais qu'il soit dangereux. L'idée d'un humain qui devrait chercher ses ancêtres chez les êtres inférieurs ne figure pas tant dans L'origine des espèces (où Darwin ne s'intéresse pas spécifiquement à l'espèce humaine) que dans The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex (Londres, 1871 ; N.B. : la première traduction française porte le titre de La descendance de l'homme et la sélection sexuelle) : or cette idée, notamment sous sa forme caricaturale et bien connue de « l'homme descendant du singe », met en péril aux yeux des détracteurs de Darwin la doctrine de la création de l'humain à l'image de Dieu et interdit de considérer cette dernière créature, l'humain, comme revêtue d'une dignité particulière. Darwin apparaît à ce titre, l'ennemi de la Bible et le négateur de Dieu. On peut mentionner, parmi les adversaires religieux de Darwin, un L.T. Townsend[13] (Collapse of Evolution, 1904) et surtout un George McCready Price[14], adventiste[15] du septième jour et auteur d'un manuel scolaire largement diffusé aux Etats-Unis (The New Geology, 1923). La position dite antiévolutionniste que défendent les milieux évangéliques acquiert progressivement un poids politique qui lui permet d'exercer son influence sur les lois scolaires de certains Etats du sud des Etats-Unis, ceux qui forment précisément, du Texas à la Virginie, le Bible Belt[16].

L'épisode du " procès du singe "

Le conflit prend des tours divers dans les premières décennies du siècle dernier. Prédicateurs enflammés (l'un d'eux raconte comment, dans un musée, il a jeté au sol un livre intitulé Les animaux préhistoriques, au prétexte que rien de préhistorique ne saurait être chrétien), articles dans la presse, débats politiques dans certains Etats, procès...

De façon spectaculaire, un procès se tient précisément en 1925 à Dayton, petite localité du Tennessee (moins de 2 000 habitants à l'époque), en plein cœur du Bible Belt. Même si ce procès n'a pas eu historiquement l'importance qu'on lui a parfois prêtée, il témoigne de la virulence des débats. En janvier 1925, l'Etat du Tennessee promulgue une loi interdisant, sous peine d'amende, d'enseigner « toute théorie qui nie l'histoire de la Création divine, telle qu'enseignée par la Bible » (loi Butler). Une association de défense des libertés (l'American Civil Liberties Union[17]) persuade un jeune enseignant, Tom Scopes[18], de désobéir volontairement à cette loi, considérée comme contraire à la Constitution des Etats-Unis, et d'aller ensuite se dénoncer, procédure qui débouche automatiquement un procès. Ce procès met en scène des ténors des deux camps, ce qui lui garantit, bien au-delà du Tennessee, une audience nationale : les agences de presse sont sur place (on tire même pour l'occasion une ligne télégraphique) et les principaux journaux du pays tiennent leurs lecteurs en haleine. Sur place, le public assiste en masse, malgré la chaleur estivale, aux séances du procès (et les badauds peuvent acheter en souvenir... des singes en peluche). Dans le rôle de l'accusateur, on trouve un ancien homme politique de haut vol, William Jennings Bryan[19], très connu dans le public. Il se faisait fort, Bible en main, de détruire la théorie de Darwin. Face à Bryan, l'accusé est défendu par un célèbre avocat de Chicago, Clarence Darrow[20]. Darrow, qui s'était signalé quelques années auparavant par une attaque contre Bryan, dont il avait moqué la bigoterie, représente ainsi tout ce que le Sud évangélique déteste le plus au monde.

Le procès est bien connu par diverses publications, notamment par un livre paru l'année même à New York (Leslie H. Allen, Bryan and Darrow at Dayton), qui rend compte des propos théâtralement échangés. Le temps fort du procès est sans conteste le moment où Darrow obtient, contre tous les usages, d'appeler comme témoin de la défense Bryan lui-même... en tant qu'expert en sciences bibliques. Par une dialectique serrée, il cherche à montrer que, si les jours de la Genèse sont, ainsi que l'admet Bryan lui-même, des périodes pouvant durer des millions d'années, le récit de la création (qui parle par exemple d'Adam et d'Eve comme du premier homme et de la première femme) ne doit pas être compris à la lettre. Pris littéralement, le récit de la Genèse contient même des absurdités auxquelles « aucun chrétien intelligent sur la terre » n'accorde crédit. Le procès, marqué par d'interminables querelles de procédures, se clôt par la condamnation de Scopes, qui se voit infliger une amende de 100 $. Le fait que Bryan, peut-être de dépit, meure quelques jours plus tard n'enlève rien au fait que, d'un point de vue formel, le « procès du singe » est une défaite des évolutionnistes. La loi Butler restera d'ailleurs en vigueur dans le Tennessee jusqu'en 1968.

  1. Raoul de Scorraille

    (1854-1919) Théologien jésuite.

  2. Vatican I

    Concile œcuménique de l'Eglise catholique romaine, qui s'est tenu de 1868 à 1870. Ce concile a promulgué notamment le dogme de l'infaillibilité pontificale, en vertu duquel le pape ne peut pas se tromper quand il énonce un dogme en matière de doctrine ou de morale.

  3. Pie IX

    (1792-1878) Pape de 1846 à sa mort. Pie IX incarne notamment la tentative de l'Eglise catholique romaine de résister à la modernité. On lui doit le dogme de l'Immaculée Conception de Marie, le concile de Vatican I (qui définit en 1870 l'infaillibilité pontificale) et le Syllabus de 1864, soit un catalogue de 80 erreurs relatives au rationalisme, à l'esprit scientifique, au libéralisme ou à la liberté de conscience.

  4. Léon XIII

    (1810-1903) Pape de 1878 à sa mort. Léon XIII poursuit l'œuvre de Pie IX, tout en manifestant un intérêt nouveau pour la doctrine sociale.

  5. Dalmace Leroy

    (1828-1905) Prêtre dominicain favorable, dans une certaine mesure, à l'idée d'évolution. Il publie en 1887 son Evolution des espèces organiques, ce qui lui vaut d'être mis à l'index par Rome Il et sommé de se rétracter en 1895.

  6. Galilée

    (1546-1642) : Mathématicien et astronome italien, Galilée défend le système de Copernic selon lequel la Terre n'est pas au centre de l'univers et le prolonge en affirmant que l'univers lui-même n'a pas de centre.

  7. James McCosh

    (1811-1894) Comme philosophe, McCosh tente de réconcilier le darwinisme et le christianisme. Il est notamment l'auteur de Religious Aspects of Evolution (New Yor, 1888).

  8. Réveils religieux

    On désigne par le terme de Réveil (Awakening, ou Revival) des périodes de regain de ferveur religieuse. Le Great Awakening touche les colonies américaines dans les années 1730-1740. Tout au long du XIXe siècle, l'histoire du protestantisme est émaillée d'un certain nombre de Réveils.

  9. Inerrance

    Concept selon lequel la Bible chrétienne ne comporte aucune erreur factuelle, ayant été du premier au dernier mot inspirée par Dieu. Ce concept est notamment défendu par l'ensemble des mouvements protestants fondamentalistes.

  10. Protestantisme évangélique

    Mouvance du protestantisme qui est née et s'est développée dès le XVIIIe siècle en Europe et en Amérique. Le protestantisme évangélique est très attaché à la lecture quotidienne de la Bible et à la piété personnelle. Il présente le plus souvent des positions politiques et sociales conservatrices. Le protestantisme évangélique connaît aujourd'hui la plus forte croissance au sein du monde protestant.

  11. Fondamentalisme

    Né à la fin du XIXe siècle, le fondamentalisme a connu un essor important après la Première Guerre mondiale, tout particulièrement aux Etats-Unis. Les fondamentalistes, branche du protestantisme évangélique, défendent 5 points « fondamentaux » : l'inerrance de l'Ecriture, la divinité de Jésus-Christ, la virginité de Marie au moment de la naissance de Jésus, la notion de sacrifice du Christ pour expier les péchés des humains, le retour du Christ dans son corps physique. C'est par une extension discutable que le terme « fondamentalisme » s'applique à d'autres groupes religieux.

  12. Lecture historico-critique

    Méthode d'analyse critique et scientifique de la Bible, qui est née en Allemagne au XIXe siècle. L'exégèse (interprétation) historico-critique des textes bibliques abandonne les idées traditionnelles sur l'authenticité (authorship) des textes bibliques (Moïse n'a pas écrit la Genèse, par ex.) et entreprend de faire comprendre ces textes par l'étude de leur contexte historique.

  13. Luther Tracy Towsend

    (1838-1922) Théologien adventiste

  14. George McCready Price

    (1870-1963) Théologien adventiste canadien, essentiellement connu pour ses positions créationnistes.

  15. Adventistes du septième jour

    Le mouvement adventiste est né aux Etats-Unis au milieu du XIXe siècle. Il est le fruit d'un Réveil religieux. Le terme se réfère à l'attitude des fidèles, qui attendent le retour, ou seconde venue (advent) du Christ sur terre. Contrairement aux autres mouvements évangéliques, les adventistes observent le sabbat (samedi), non le dimanche.

  16. Bible Belt

    Littéralement la « ceinture de la Bible ». Cette zone géographique imprécise couvre le sud-est des Etats-Unis. Elle est marquée religieusement et sociologiquement par une forte prédominance des mouvements protestants évangéliques (baptistes, notamment).

  17. American Civil Liberties Union

    Fondée en 1920 et active jusqu'à nos jours, l'« Union américaine pour les libertés civiles » se donne pour mission de veiller au respect des libertés et des droits des citoyens états-uniens et des résidents aux Etats-Unis.

  18. Tom Scopes

    (1900-1970) Jeune enseignant à qui le procès de 1925 conféra une célébrité internationale.

  19. William Jennings Bryan

    (1860-1925) Trois fois candidat à la présidence des Etats-Unis, W. Bryan a été secrétaire d'Etat sous le président Wilson. Il s'est retiré de la vie politique en 1917 pour protester contre l'entrée en guerre des Etats-Unis, et occupa sa retraite comme conférencier dans les universités qui l'invitaient et comme prédicateur évangélique.

  20. Clarence Darrow

    (1857-1938) Avocat, membre influent de l'American Civil Liberties Union.

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AccueilAccueilImprimerImprimer Michel Grandjean, professeur, Université de Genève Réalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)