La perception des résultats scientifiques modernes par deux groupes d'intellectuels musulmans - Elhassane Benabbou

Intellectuels défendant une vision globale de l'islam : wahhabites et réformistes

Deux tendances principales caractérisent les penseurs musulmans qui se réclament de cette vision : les « wahhabites conservateurs » et les « réformistes ». Les uns et les autres revendiquent le fait qu'ils s'appuient sur les « principaux préceptes de l'islam ».

Le fondateur de la tendance salafiste wahhabiste est Muhammad Ibn Abd al-Wahhab[1]. En réaction contre le pouvoir ottoman d'une part, contre une majorité d'ulémas de son temps d'autre part, il s'est mobilisé pour défendre une conception de l' « islam authentique », tel qu'il était pratiqué au temps du prophète Muhammad et des salaf[2]. Pour ce faire, il a appelé à n'admettre que ce qui était justifié par le Coran et la Sunna. A la fin du XVIIIe siècle, il a été très critiqué par les savants musulmans, mais il a aussi reçu des appuis, notamment au Maroc. Deux siècles plus tard, les « wahhabites conservateurs » continuent à affirmer que l'islam a été altéré et perverti au cours du temps et qu'il est donc nécessaire de l'épurer. Ils disposent d'universités, comme celle de Médine, et de moyens financiers importants qui leur sont alloués par l'Arabie saoudite.

Les « réformistes » se réclament, quant à eux, de Jamâl al-dîn al-Afghânî[3]. Ils affirment qu'après une longue léthargie, le monde musulman doit renaître. La condition est la pratique de l'ijtihâd[4], qui doit permettre d'actualiser la lecture du Coran en fonction du contexte contemporain. Cet effort requiert, selon eux, une ouverture aux « idées occidentales » pour celles qui sont susceptibles d'être proches des « valeurs islamiques ». La problématique qu'ils soulèvent est la suivante : pourquoi la « civilisation musulmane » (l'Islam avec une majuscule) a-t-elle régressé au cours des derniers siècles alors que « l'Occident » s'est constamment développé ? Pour la résoudre, ils proposent les recommandations suivantes :

  • Avoir un esprit critique vis-à-vis des situations culturelles et politiques du monde majoritairement musulman.

  • Promouvoir l'ijthâd pour parer à la sclérose de la pensée islamique.

  • Concilier les valeurs de l'Islam/islam comme civilisation et religion avec la modernité européenne et notamment la démocratie ou la citoyenneté au sein de l' « Umma islamique ».

En écho au débat qui a opposé Ernest Renan[5] et Jamâl al-dîn al-Afghânî, présenté dans la première partie, ils réfutent l'assertion selon laquelle l'islam serait une religion qui s'écarte de la raison. Au contraire, les wahhabites comme les réformistes affirment que leur religion les ouvre à l'esprit scientifique, qu'elle leur permet l'usage de la raison pour mieux connaître l'univers et améliorer la vie de l'homme. En outre, cette démarche scientifique est de nature à renforcer la foi en Dieu. Ils font du progrès scientifique une condition sine qua non pour réinterpréter et réformer la « pensée islamique » et contribuer au développement des pays majoritairement musulmans. Mais certains d'entre eux s'opposent aux résultats scientifiques dits « occidentaux » lorsqu'ils apparaissent en opposition avec les « finalités de l'islam » ou dans le cas d'un usage nocif du progrès technologique comme ce fut le cas dans le secteur de l'armement pour imposer la domination de puissances coloniales européennes sur des sociétés majoritairement musulmanes.

  1. Muhammad Ibn Abd al-Wahhab

    (1702-1792) savant musulman de la tribu des Banu Tamîm, vivant dans la péninsule arabique. Il s'inscrit dans l'école de jurisprudence hanbalite. Il étudie à Bassora, à La Mecque, où il s'oppose au mufti Ibn Humaydi, ainsi qu'à Médine. Les manifestations les plus précoces et les plus visibles de sa singularité sont le rejet du culte des « saints » qu'il qualifie de pratique idolâtrique. Il quitte sa condition de marginal lorsqu'il s'associe à un chef de tribu, Muhammad ibn Saud selon un serment censé avoir été prononcé en 1744. Depuis lors, la destinée des deux familles est intimement liée, dans les revers comme dans les succès. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Kitâb al-Tawhîd (« Le Livre de l'Unicité »).

  2. Salaf

    signifie « ancêtre » en arabe. Dans ce contexte, il désigne les premiers membres de la communauté musulmane autour de Muhammad.

  3. Jamâl al-Dîn al-Afghânî

    (1838-1897) : originaire d'Asie centrale, Al-Afghânî est un savant formé dans la tradition chiite mais cherchant à promouvoir l'unité musulmane contre des menaces extérieures. Il exerce une activité considérable à partir du Caire, d'Istanbul, de Paris et de Téhéran. Il entretient des contacts suivis avec des acteurs influents. Membre temporaire d'une loge franc-maçonne, il entend cependant combattre la domination européenne sur les plans politique, militaire et culturel. Il est l'auteur de de Le réfutation des matérialistes (1881) et le co-fondateur avec Muhammad ‘Abduh de la revue Le lien indissoluble (Al-‘Urwa Al-Wuthqa) à Paris en 1884. Il est considéré comme la référence incontournable du « réformisme islamique », expression comportant des acceptions parfois antinomiques.

  4. Ijtihâd

    littéralement « le fait de se donner de la peine ». En ce sens, le terme désigne le raisonnement individuel. Les et les juristes musulmans accomplissent cet effort de réflexion pour interpréter les textes fondateurs de et en déduire le . Des penseurs musulmans de la fin du XIXe siècle ont appelé à une « réouverture des portes de l'ijtihâd », dans la perspective d'une réforme de l'islam.

  5. Ernest Renan

    (1823-1892)  philosophe, historien et orientaliste français. Il entreprend des études de théologie catholique pour devenir prêtre mais, pris de doutes, il y renonça. Professeur de langues sémitiques au Collège de France, il représente ce qui a été qualifié de courant « scientiste » à la fin du XIXe siècle. Il s'intéresse, entre autres, aux origines du christianisme, à l'histoire du royaume antique d'Israël, à l'histoire des langues et aux rapports entre science et religions. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont une Vie de Jésus (1863) qui fit scandale en milieu chrétien car Jésus y était dépeint comme un prêcheur humaniste sans dimension surnaturelle, et L'Avenir de la science (1890).

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