Entre maison, synagogue et temple : Jésus et la politique des espaces dans l'Evangile de Marc

L'appel radical de Jésus et le « défi de la dislocation »

Cette image de Jésus comme leader marginal, en tant que figure « hors de place », correspond bien à la présentation que Marc nous donne au début de son récit, avec l'éloignement de Jésus de Nazareth et sa rencontre avec Jean-Baptiste[1]. Jésus est présenté comme un homme déjà adulte, qui a quitté l'endroit où il est né pour vivre une expérience religieuse unique, en accourant, comme beaucoup d'autres, pour participer au rite d'immersion proposé par Jean. Si tel est le portrait de Jésus décrit par l'évangéliste, il n'est pas difficile d'imaginer ce qui pouvait être en jeu pour ceux qui avaient décidé de devenir ses disciples. Pris au dépourvu par l'appel d'un parfait inconnu, les quatre premiers disciples (et ensuite tous les autres), sont directement entraînés à expérimenter une situation extraordinaire. N'étant pas des sujets marginaux (mendiants, malades, etc.), mais des membres actifs de leur famille avec un certain accès aux ressources, ils sont habitués à vivre dans la stabilité garantie par l'espace social domestique. C'est précisément cette stabilité que Jésus vient briser, en leur demandant de le suivre.

Caption: James Tissot (French, 1836-1902). Jesus Traveling (Jésus en voyage), 1886-1896. Opaque watercolor over graphite on gray wove paper, Image: 5 7/8 x 10 3/16 in. (14.9 x 25.9 cm). Brooklyn Museum, Purchased by public subscription, 00.159.152 Image: overall, 00.159.152_PS2.jpg. Brooklyn Museum photograph, 2008 disponible sur : http://www.brooklynmuseum.org
James Tissot, Jésus en voyage, 1886-1896. Brooklyn Museum, New York. Disponible sur : www.brooklynmuseum.org

En d'autres termes, Marc décrit un appel radical qui force le disciple à un bouleversement total de sa vie. Si d'une part, avec l'appel de Simon et André, et de Jacques et Jean, Jésus ne rompt pas le lien de parenté entre frères – mais il semble vouloir le réutiliser comme base pour une nouvelle solidarité – d'autre part la rupture entre les disciples et leur famille est bien représentée par leur abandon du travail, et surtout du père, figure emblématique par excellence de la famille et de tout ce qu'elle représentait dans le monde ancien. Face à la stabilité de l'espace social de la maison, Jésus oppose l'instabilité d'une vie en mouvement, caractérisée par le partage de son style de vie itinérant et par l'acceptation d'une tâche ambiguë, celle de devenir « pêcheurs d'hommes ». Pour l'accomplissement d'une telle tâche, les disciples ne peuvent pas rester immobiles, mais ils doivent se déplacer d'un endroit à l'autre. Cette nécessité est bien exprimée par l'évangéliste soit en référence à Jésus, soit en référence aux disciples. Ainsi, après avoir appelé ses premiers compagnons et avoir prêché et guéri dans la synagogue[2] de Capharnaüm, Jésus dit explicitement qu'il faut « aller ailleurs » (Mc 1,38).

Plus tard, bien que de façon moins explicite, la même nécessité se retrouve dans les paroles que Jésus adresse aux Douze[3], en les envoyant en mission : « Si, quelque part, vous entrez dans une maison, restez-y jusqu'à ce que vous sortiez de ce lieu » (Mc 6, 10). Tout comme Jésus, les Douze ne peuvent pas rester en permanence dans un lieu, mais doivent y rester[4] juste pour le temps nécessaire. C'est cette condition de déplacement et repositionnement continus que Halvor Moxnes a nommé à juste titre « le défi de la dislocation ». Ayant quitté sa maison et son milieu d'origine, le disciple de Jésus se retrouve dans une sorte de limbes[5], caractérisé par une constante mobilité et par l'absence d'une localisation précise : Jésus invite ceux qu'il a choisis à le suivre et à devenir pêcheurs d'hommes, mais cela ne signifie pas un nouvel endroit où aller, ni d'un point de vue social (une nouvelle communauté), ni d'un point de vue matériel (une nouvelle maison). Dans ce « non-lieu », le disciple reste suspendu dans une position intermédiaire entre le lieu d'origine qu'il a déjà laissé et un nouvel endroit qui n'est pas encore là.

Vue à la lumière du modèle anthropologique des rites de passage, cette position pourrait être considérée comme la deuxième étape d'un processus en trois phases : a) séparation, le sujet est séparé de son milieu d'origine ; b) liminalité[6], le sujet se trouve dans un état de transit, suspendu entre ce qu'il était avant et ce qu'il va devenir ; c) réagrégation, le « passage » est terminé, et le sujet se trouve réinséré dans la société, avec une nouvelle position et un nouveau rôle. Dans cette perspective, ne prévoyant pas une nouvelle intégration, la dislocation demandée par Jésus aux disciples impliquerait un état de liminalité permanente. Mais les choses, dans le récit de Marc, ne se présentent pas exactement comme ça. Nous pouvons constater, dans notre texte, la présence d'un possible escamotage qui semble dé-radicaliser la force de l'appel de Jésus : ce n'est pas par hasard que par deux fois, après l'appel, Marc fait allusion au retour à la maison d'un disciple. N'étant plus un fait définitif, l'abandon temporaire de la famille assume une valeur différente, pas seulement pour le disciple qui a décidé de quitter sa maison pour suivre Jésus, mais aussi pour la famille qui a perdu un de ses membres.

  1. Jean-Baptiste

    Prédicateur charismatique actif en Palestine au temps de Jésus. La renommée de Jean est étroitement liée à son message religieux, et surtout à son rite d'immersion dans les eaux du Jourdain, dont le surnom de Baptiste / Baptiseur (littéralement « celui qui immerge » ; du verbe grec baptizō : « immerger »). Sa vie antérieure est entourée du mystère : le récit de sa naissance, rapporté par l'Évangile de Luc, est légendaire. Les sources chrétiennes visent à faire de Jean dans le précurseur de Jésus. L'existence historique du personnage est confirmée par l'historien juif Flavius Josèphe, qui le mentionne dans ses Antiquités Juives (XVIII, 5, 2). Très vraisemblablement, Jean meurt au début des années 30, exécuté par ordre d'Hérode Antipas, Tétrarque de Galilée et Pérée.

  2. Synagogue

    Terme qui vient du grec sunagôgē et qui signifie « assemblée » (adaptation de l'hébreu beth-hakeneseth : « maison de réunion »). Il y a des débats sur la question du statut des synagogues dans la « Terre d'Israël » au temps de Jésus. Cependant, grâce à une inscription du Ier siècle provenant d'une synagogue de Jérusalem (l'inscription de Theodotos), les chercheurs sont aujourd'hui de plus en plus convaincus que des synagogues, en tant que bâtiments, existaient en Palestine déjà avant les années 70. On sait en plus qu'il s'agissait de bâtiments « polyvalents » où, à côté de la prière et de l'étude de la Torah, se déroulaient de nombreuses activités, non directement liées au culte (comme, par exemple, le service d'hospitalité pour les pèlerins et les voyageurs).

  3. Les Douze

    Aussi connus comme « Les Douze Apôtres ». Expressément choisis par Jésus, ils forment un cercle restreint de disciples avec un statut et des tâches tout à fait particuliers. Le nombre « douze » est évidement symbolique et renvoi aux Douze Tribus d'Israël. La désignation « apôtre » dérive du grec apostolos, littéralement « envoyé », « chargé de mission » (du verbe apostellō : « envoyer »).

  4. Rester

    Inséré entre deux verbes de mouvement, « entrer » (eiserchomai) et « sortir » (exerchomai), le mot « rester » (menō) indique clairement une permanence temporaire, bien que d'une certaine durée.

  5. Limbes

    Terme qui vient du latin limbus et qui signifie « marge », « frange ». À partir du XIIIe siècle, le mot émerge dans la tradition théologique chrétienne pour indiquer deux lieux de l'au-delà : 1) le lieu de séjour (ou l'état) temporaire des âmes des justes qui, bien que purifiés du péché, ont été exclus de la vision béatifique jusqu'à l'ascension triomphante du Christ au ciel (limbus patrum : « le limbe de patriarches ») ; 2) le lieu de séjour (ou l'état) permanent des enfants (ou d'autres) non baptisés qui, mourant sans péché personnel grave, sont exclus de la vision béatifique à cause du péché originel seul (limbus infantium ou limbus pueroum : « le limbe des enfantes »). Par extension, dans le langage commun, ce mot est souvent utilisé au sens figuré pour indiquer une condition d'incertitude, pas bien définie, ou un état intermédiaire et flou.

  6. Liminalité

    Ce terme dérive du latin limen, qui signifie « seuil » (le seuil de la porte, l'entrée). Introduit pour la première fois par l'ethnologue français Arnold Van Gennep (Ludwigsburg, 1873 - Bourg-la-Reine, 1957) et ensuite développé par l'anthropologue écossais Victor Turner (Glasgow, 1920 - 1983), le concept de liminalité est utilisé en anthropologie pour indiquer la situation d'ambiguïté et de désorientation qui se produit dans la phase intermédiaire du rituel (en particulier, dans les rites de passage), lorsque les participants, ayant perdu leur ancien statut pré-rituel, n'ont pas encore atteint le statut nouveau déterminé par le rituel : « ils sont juste sur le seuil », c'est-à dire qu'ils se trouvent dans un état d'attente.

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