Politique, religion et constructions étatiques (XIe–XVIe/XIXe siècles)

Introduction

L'émir[1] Fakhr al-Din (1572-1635) est une figure majeure de l'histoire de la partie orientale de la Méditerranée au XVIIe siècle. Au sein de l'Empire ottoman, divisé en vilayets[2] eux-mêmes subdivisés en sandjaks[3] , il parvient à instaurer une entité proto-étatique puissante, englobant ce qui deviendra le Liban (au XXe siècle) ainsi que certaines régions environnantes. Il profite des guerres de l'Empire ottoman pour élargir son pouvoir et organiser les structures administratives qui lui sont nécessaires. De confession druze[4] , il s'assure le soutien des maronites[5] à qui il garantit sa protection. Il établit des relations avec l'Europe. Il signe, notamment, un accord avec Florence dont la nature commerciale voile des articles secrets concernant les aspects militaires. Sa politique suscite la crainte des Ottomans qui organisent une campagne contre l'émir, l'incarcèrent et l'exécutent à Constantinople le 13 avril 1635. L'épisode prend place dans une révolte druze qui s'étend sur deux siècles (XVIe-XVIIe siècles) : elle s'achève avec le décès d'Ahmad Maan[6], en 1697, sans aucun descendant mâle.

Carte de l'Empire ottoman © SA, ESO Le Mans, CNRS, 2012

Le règne de l'émir s'étend sur une longue période, mais les historiens ne disposent pas d'écrits signés de sa main (décrets ou correspondance), susceptibles de livrer la conception du pouvoir selon Fakhr al-Din. Les archives ottomanes ne contiennent que peu d'informations : il est fait référence à l'émir de Safad, mais son rôle dans la révolte n'est pas mis en évidence. C'est aussi la loyauté de l'émir vis-à-vis du sultan qui est présentée par deux chroniqueurs évoquant les relations de Fakhr al-Din avec les communautés présentes au sein de l'émirat ainsi qu'avec des puissances extérieures. Le premier est Ahmad al-Khalidi al-Safadi[7] : il s'est rapproché de l'émir lorsque la renommée de ce dernier a grandi, il a gagné sa confiance et a été chargé de plusieurs missions ainsi que de la mise par écrit de faits. Son œuvre comprend : la chronique des années 1021-1043 de l'hégire (1612-1624) ; le différend entre l'émir et Ahmad Hafiz Pacha[8] ; l'exil de Fakhr al-Din dans la péninsule italienne (1613) puis son retour en 1618 ; les victoires sur ses adversaires, en particulier celle qu'il remporte contre Youssef Ben Saifa[9], le pacha de Tripoli. Le second chroniqueur est Estephan al-Douaihy[10] , ancien élève du Collège maronite de Rome , polyglotte, théologien, liturgiste, apologiste défendant l'orthodoxie de sa communauté, écrivain prolixe faisant traduire ses écrits en latin. Il laisse plusieurs ouvrages dont deux évoquent le règne de l'émir : Histoire de la communauté maronite ; Histoire des siècles, livre également connu sous le titre des Annales du grand patriarche Estephan al-Douaihy.

  1. Emir

    Prince, titre qui dérive du verbe arabe amara qui veut dire « commander », « ordonner ». Il est attribué, dans les systèmes tribaux, au chef du groupe (tribu, mouvement religieux). Mais le sens prend de nombreuses facettes : « Amir Al Mouminin » qui désigne le chef spirituel et politique des musulmans, le défenseur de la foi musulmane. Emir est la fonction la plus élevée au sein d'une province de l'Empire ottoman. L'émir assure, directement ou indirectement, la sécurité générale, dirige l'administration, gère les finances. Vassal de la Porte, il lui paie un tribut annuel représentant les impôts prélevés sur les habitations de l'émirat, sans distinction d'ordre confessionnel ou clanique.

  2. Vilayet ou wilaya

    Province ottomane dirigée par un gouverneur (walî) nommé par le sultan.

  3. Sandjak

    Unité administrative constituant la base d'un vilayet ottoman ; elle est dirigée par un « sandjakbey » qui dispose de l'autorité militaire et civile.

  4. Druzes

    Adeptes d'une doctrine chiite, dérivée de l'ismaïlisme et dotée de textes de références spécifiques. Ils s'organisent sous le régime des Fatimides, au XIe siècle. L'ésotérisme de l'enseignement s'articule autour du calife al-Hakim identifié à l'intellect universel ou 'aql. Les premiers personnages qui prêchent la nouvelle doctrine sont Anushtegin al Darazi (d'où le terme « druzes »), Turc, et Hamza ibn ‘Ali d'origine perse. La mort du calife en 1021 a pour résultat de faire disparaître d'Egypte le mouvement qui se répand auprès des paysans du mont Hermon. Les druzes constituent une communauté fermée, ayant leurs coutumes propres. La communauté divisée en « sages » (uqqal-s) et en « ignorants », les premiers étant tenus d'observer sept commandements. Les druzes conservent certains éléments du culte musulman, mais ils tiennent des réunions secrètes dans des lieux de culte particuliers. Ils attendent la réapparition d'al-Hakim et de Hamza qui doivent établir la justice en ce monde. Les druzes se développent surtout au Mont-Liban où quelques familles telles que les Tannoukhs-Buhturs s'installent sur les hauteurs de Beyrouth et s'illustrent dans la lutte contre les Francs. Les Maan établissent une réelle dynastie avec l'avènement des Ottomans, agrègent les familles notables telles que les Joumblatt, les Arslan, instituent un émirat au Liban et dans certaines régions limitrophes et associent les chrétiens aux besognes du régime. Sous les Chehab, les familles notables gardent leur pouvoir sur leurs districts devenus mixtes. Le conflit égypto-ottoman et l'ingérence des puissances européennes rompent l'entente entre les druzes et les maronites et amènent la chute de l'émirat en 1840. Une partie de la communauté s'installe au Hauran en Syrie au XIXe siècle et parvient à tenir tête aux Turcs à la veille de la première guerre mondiale et au mandat français entre 1925-1927. Elle donne son nom à la région qui s'appelle Jabal al-Duruz et joue un rôle déterminant à chaque tournant de l'histoire de la Syrie. Une autre communauté se développe en Palestine et pactise avec l'Etat d'Israël où les druzes sont seuls mobilisables parmi les Arabes dans l'armée. Les trois communautés ont leur propre hiérarchie spirituelle avec une reconnaissance de la primauté libanaise et entretiennent entre elles et avec la diaspora une solidarité exemplaire.

  5. Maronites

    Chrétiens qui se rattachent à Saint Maron situé au IVe-Ve siècles et considéré comme le fondateur et maître spirituel d'un groupe d'ermites établis dans la vallée de l'Oronte. Après sa mort (vers 410) les maronites vécurent dans l'entourage d'un monastère perpétuant son enseignement et son souvenir. Entre 702 et 742, les maronites prennent l'initiative d'élire leur propre patriarche au siège d'Antioche : Jean Maron. Ce moine est considéré comme le véritable fondateur de l'Eglise maronite. Les maronites condamnés par les Byzantins (chalcédoniens) et les Syriaques (monophysites), perdent la protection de Byzance dont les troupes massacrent, selon les traditions maronites, plusieurs centaines de leurs moines. Le patriarche Jean Maron entreprend alors de se réfugier au Mont-Liban. Au XIe siècle, la majorité des maronites est installée dans les vallées montagneuses du nord. A partir du XIIe siècle, l'Église maronite se trouve en pleine communion avec Rome : son patriarche assiste au IVe concile de Latran, en 1215. Ce lien est renforcé par la création, au XVIe siècle, du collège maronite de Rome. A l'époque contemporaine, la communauté maronite agit en faveur de la création de l'Etat du Liban et y exerce un rôle majeur bien qu'affaibli après 1989. Elle bénéficie du soutien d'une forte diaspora.

  6. Ahmad Maan

    Ahmad Maan est le dernier émir maanite, il est le petit-fils de l'émir Younes le frère cadet de Fakhr al-Din. Il règne de 1658 à 1697. Il rétablit de nouveau les relations avec la Toscane, conduit une révolte contre les Ottomans, et réussit à garder le trône jusqu'à sa mort en 1697. Avec lui, s'éteint la dynastie des Maan.

  7. Ahmad al-Khalidi al-Safadi

    Ahmad Ben Muhammad Ben Youssef al-Khalidi al-Safadi est né à Safad. On ne connaît pas sa date de naissance mais on sait qu'il est mort en 1625. Il se rend au Caire, à l'université d'al-Azhar, pour y faire des études : le fiqh (jurisprudence), le tafsir (commentaire du texte coranique), le hadith (tradition sous la forme de recueil des faits et dits du prophète de l'islam), l'histoire et la prosodie. A son retour dans sa région natale, il devient professeur, juge, mufti et écrivain.

  8. Ahmad Hafiz Pacha

    Ahmad Hafiz est pacha de Damas entre 1612 et 1615. « Pacha » est un titre honorifique décerné à des dignitaires turcs de rang élevé au sein de l'Empire ottoman. Il se place après le nom, n'est pas héréditaire et devient l'apanage des gouverneurs des provinces et des vizirs de la capitale.

  9. Youssef Ben Saifa

    Emir kurde de la famille Saifa installée dans le Akkar, au nord de Tripoli. Il est désigné pacha de Tripoli en 1579 et conserve son poste jusqu'à sa mort en 1624. Il est le chef du parti yamanite, et se heurte à Fahkr al-Din à plusieurs reprises

  10. Estephan al-Douaihy (1644-1704)

    Né à Ehden, il est envoyé au Collège maronite de Rome par le patriarche Jeryes Omeiira (1633-1644). Il y reste quatorze ans. Prêtre en 1656, il est ordonné évêque de Chypre en 1668 puis patriarche en 1670.

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