Politique, religion et constructions étatiques (XIe–XVIe/XIXe siècles)

L'Empire : « à chaque souverain sa religion »

C'est au sein de l'Empire romain germanique que la rupture est amorcée. Il regroupe alors plus de 400 territoires très divers, tant par leur taille que par leur régime politique[1]. La pensée de Luther s'y répand à grande échelle et très rapidement, elle rencontre une adhésion croissante au-delà des Etats de langue allemande. On estime qu'en deux ans, plus d'un demi million d'exemplaires des œuvres de Luther ont été diffusées. Pourquoi l'autorité romaine n'a-t-elle pas sévi et imposé le silence au moine de Wittenberg à ce moment-là ? Les raisons en sont avant tout politiques. Il y a, en cours, une affaire qui paraît bien plus importante pour les autorités politiques et religieuses. En 1519, deux ans après la première apparition publique de Martin Luther, l'Empire est vacant. Toute la diplomatie européenne, et celle du pape, sont absorbées par cette affaire et sous-estiment le rôle du moine de Wittenberg, le Réformateur, jusqu'à l'élection de Charles Quint[2], qui deviendra le grand défenseur de la foi catholique à travers l'Europe. Mais ce sont deux années de perdues pour la Papauté, pendant lesquelles les idées de Luther se répandent partout.

Carte de l'Empire © SA, ESO Le Mans, CNRS, 2012

Deux autres années passent encore avant que l'empereur, retenu dans ses domaines espagnols par des révoltes, ne vienne en Allemagne, pour tenter de mettre fin à la « peste luthérienne » qui, à ses yeux, sévit comme une épidémie dans les Etats de l'Empire. La réforme est un mouvement qui se répand à la base, à travers la population, mais qui est très rapidement pris en main par de nombreux princes territoriaux, détenteurs d'Etats souverains, importants ou minuscules. Ces princes allemands qui affirment publiquement suivre les doctrines de Luther et abandonner l'Eglise romaine, le font partie par conviction, partie alléchés par la possibilité de séculariser les biens ecclésiastiques[3] qui représentent environ le tiers du territoire germanique. Brême en 1525, la Saxe et la Hesse en 1527, Hambourg en 1529, puis la Poméranie, le Braunschweig, le Brandebourg... on estime qu'en 1530 les deux tiers de l'Allemagne sont gagnés à la Réforme. Membres de la diète[4] des Etats allemands, ils n'y reconnaissent plus, à Spire en 1529, ni l'autorité de l'empereur, ni la loi de la majorité, et protestent de leur droit d'adopter la « vraie » religion.

Carte de l'Allemagne luthérienne © SA, ESO Le Mans, CNRS, 2012

Quelles sont alors les possibilités qui s'offrent pour résoudre la situation nouvelle ? Les contemporains en voient deux : des efforts de réconciliation, ou le recours à la force. De très grands efforts sont d'abord tentés vers une réconciliation. De célèbres colloques, où s'affrontent les plus brillants théologiens des deux camps, se tiennent en 1540 et 1541 à Worms et Ratisbonne, sans succès : disciples de Luther (Mélanchthon, Bucer[5] ) s'opposent verbalement à des cardinaux souvent disciples d'Erasme[6]. Mais le fossé est trop large, et le compromis se révèle impossible. Reste le recours à la force armée. Charles Quint la tente, mais, après quelques succès initiaux, il connaît des revers très graves. L'extirpation militaire de la Réforme se révèle donc impossible, ou désastreuse. L'Empereur ne peut cependant se résoudre à négocier avec les protestants, « ce qui pourrait offenser, blesser, affaiblir ou opprimer notre vraie vieille religion chrétienne et catholique ». Il confie donc l'Allemagne à son frère Ferdinand[7] et abdique en 1556, puis se retire dans un monastère en Espagne.

Ferdinand, plus pragmatique, plus réaliste, négocie. En 1555, la paix d'Augsbourg établit un principe qui s'impose rapidement : Cujus regio, ejus religio[8]. Cela signifie que chacun des princes souverains de l'Empire germanique a le droit d'opter pour la religion de son choix, qui devient obligatoirement celle de tous ses sujets. Si ces derniers ne veulent pas adopter la religion du prince, ils peuvent émigrer dans un Etat où se pratique la confession de leur choix. Deux seules options leur sont offertes : le catholicisme romain ou le luthéranisme. En revanche, les adeptes du calvinisme et du zwinglianisme[9], comme les anabaptistes[10], sont exclus de l'arrangement. Cette paix d'Augsbourg est un tournant important de l'histoire européenne : l'Empire germanique est le premier à institutionnaliser, à travers ce texte, la rupture de l'unité chrétienne. Pour la première fois, le droit constitutionnel reconnaît que deux systèmes différents d'Eglise et de confession peuvent se côtoyer en un seul et même empire. La prédication de Luther, qui poussait à la lecture de la Bible et à son jugement par tous les fidèles, sans s'embarrasser de l'intermédiaire de la hiérarchie romaine, aboutit paradoxalement, à ce que seuls les princes souverains de l'Empire, soit 0,0025% de la population, puissent bénéficier d'une liberté de choix. Pour les autres, l'embryon de liberté consiste à pouvoir émigrer avec ses biens.

L'accord n'a pas été souhaité par les protagonistes, il est apparu comme la seule issue possible. Son caractère inédit tient à ce qu'il est de nature politique : ce ne sont pas les théologiens qui sont parvenus à un compromis ou un consensus religieux, ce sont les princes, aidés de leurs juristes, qui ont élaboré un compromis politique permettant la cohabitation entre les différentes religions. Une note du Tribunal d'Empire indique, de manière explicite, que la paix de religion n'est pas une chose spirituelle, mais politique et séculière. La crise en Allemagne trouve, avec la paix d'Augsburg de 1555, une solution politique et diplomatique, un arrangement entre des princes qui ont désormais la haute main sur la religion. Suivent cinquante ans de paix pendant lesquels chacun des Etats développe de manière irréversible une culture politique et sociale dépendante de sa confession. Cela a été rendu possible en raison de la structure particulière de l'Empire, éclaté en multiples principautés, mais cela n'apparaît pas applicable dans d'autres régions européennes.

  1. Régime politique

    Le Saint Empire romain germanique se voulait héritier de l'Empire romain. A sa tête siège un empereur élu, qui ne peut pas prendre de décisions sans l'assentiment de la diète, c'est-à-dire la réunion de représentants des divers Etats. Il existait également un tribunal d'Empire, compétent pour les conflits internes et certains appels, mais pour le reste, les Etats de l'Empire jouissaient d'une très grande autonomie.

  2. Charles Quint (1500-1558)

    Empereur du Saint Empire romain germanique. Né à Gand en 1500, mort en Espagne en 1558, fils de Philippe le Beau, duc de Bourgogne et de Jeanne de Castille, hérita, par des hasards biologiques, de tous ses grands parents et se trouva ainsi à la tête de l'Espagne et de ses colonies, des Pays-Bas, et des Etats héréditaires de la maison de Habsbourg (Autriche et Bohême). Elu de plus empereur en 1519, il fut toute sa vie en conflit avec le royaume de France, que ses possessions enserraient, sans que ces guerres ne connaissent ni vrai vainqueur ni vrai vaincu. Occupé souvent en Espagne, aux Pays-Bas, il échoua à empêcher la montée du luthéranisme dans l'Empire, ainsi que dans ses tentatives de centralisation de cet ensemble très lâche.

  3. Biens ecclésiastiques

    Définition. Voir partie III, chapitre 1

  4. Diète

    Réunion des représentants, élus suivant des modalités diverses, des « Etats » de l'Empire germanique.

  5. P. Mélanchthon et M. Bucer

    Philipp Mélanchthon (1497-1560) principal collaborateur intellectuel de Luther. Martin Bucer (1491-1551) strasbourgeois très attaché à la réunification des Eglises.

  6. Erasme (1469-1536)

    Sans doute le plus grand et le plus connu des Humanistes, resté fidèle à l'Eglise romaine.

  7. Ferdinand Ier de Habsbourg (1503-1564)

    Frère cadet de Charles Quint, roi de Bohême à partir de 1526, élu empereur à en 1556, bon connaisseur des affaires allemandes, et principal artisan de la paix d'Augsbourg, et de son respect ultérieur.

  8. Cujus regio, ejus religio

    Littéralement, « à chaque souverain sa religion ».

  9. Zwinglianisme

    Le calvinisme désigne la doctrine et les Eglises fondées par Jean Calvin (1509-1564), principalement en France et aux Pays-Bas, mais aussi en Pologne et en Hongrie. Proche de celle de Luther sur de nombreux points, sa doctrine est plus radicale sur celui de la Cène, et plus exigeante sur l'indépendance des Eglises. Le zwinglianisme, né à Zurich, est un peu plus radical encore, ne voyant dans la Cène qu'un symbole, mais il accepte en revanche un certain poids des autorités sur l'Eglise. Les deux mouvements avaient, dès les années 1540, opéré un rapprochement et n'étaient pas en lutte l'un contre l'autre.

  10. Anabaptistes

    L'anabaptisme, ainsi nommé parce qu'il n'accepte pas le baptême des enfants, est un aboutissement extrême du mouvement instauré par Luther. Ses adeptes attendaient la fin du monde dans la fraternité, l'égalité, l'absence de possessions terrestres, le refus du serment ainsi que toute participation à la vie politique. Les plus radicaux furent éliminés par les armes, tandis que les plus pacifiques subsistent encore de nos jours sous diverses formes.

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