Politique, religion et constructions étatiques (XIe–XVIe/XIXe siècles)

La première guerre et la fin de l'émirat des Chéhab (1841-1842)

Les causes de la division sont multiples. Elles sont d'ordre politique, démographique religieux et culturel, exacerbées par des interventions externes. Deux problèmes demeurent majeurs. Le premier, fiscal, concerne le montant des impôts à verser à la Porte. Celle-ci promet aux chrétiens une dispense en reconnaissance de leur combat contre Mehmet Ali[1] et en guise de dédommagement des pertes subies durant l'insurrection du printemps-été 1840. Cependant, du fait de l'état des finances impériales, la Porte revient sur sa promesse et exige une augmentation du tribut. Les chrétiens refusent de payer. Les druzes[2], de leur côté, rechignent à être les seuls assujettis aux impôts. L'Angleterre tergiverse. Face à ce flottement, le patriarche Hobeich[3] élabore un plan fiscal spécifique pour la Montagne où il établit un taux maximum de         3 500 bourses - ce qui correspond à la somme payée avant l'occupation égyptienne - : 1 000 à 1 200 bourses doivent être payées à La Porte, mais la majorité doit être directement affectée à l'administration locale. Les agents diplomatiques anglais, parmi lesquels Richard Wood[4], font remarquer le caractère audacieux mais inapplicable d'un projet qui accentue l'autonomie de la Montagne. Le patriarche manifeste sa détermination et déclare que l'augmentation des impôts au temps des Egyptiens procurait au moins plus de sécurité et de tranquillité, alors que les Ottomans n'assument ni leurs promesses ni leurs devoirs. Il fait valoir une autre revendication en récusant, au nom de leurs effets négatifs sur l'économie, certaines clauses du traité de 1838 dont jouit spécialement le commerce anglais. Un contentieux spécifiquement religieux perturbe les relations entre le patriarche Hobeich et les Britanniques. Pour défendre l'unité, l'autonomie et la particularité de l'Eglise maronite celui-ci a proscrit l'apostolat des missionnaires protestants[5] dès 1823 en allant jusqu'à excommunier les maronites entrant en contact avec ceux qu'il considère comme des « hérétiques ». Les missionnaires ont donc été chassés des localités exclusivement maronites vers les districts mixtes. Londres s'est alors rapproché de la communauté druze.

Le second problème est politique, il se rapporte à la faiblesse de Béchir III et à son incapacité à gouverner le Mont-Liban. La Porte et le consul Wood tentent de remédier à l'impuissance de leur protégé en lui recommandant de créer un conseil, composé de 12 membres représentant proportionnellement toutes les communautés. Le patriarche maronite accepte, sous condition de préserver la « légitimité du pouvoir » un et indivise exercé selon la tradition par les Chéhab sur un Mont-Liban unifié. Les druzes refusent, ils exigent un gouverneur propre et affirment qu'ils sont prêts à se battre contre les chrétiens au nom de leur loyauté au sultan et de leur fidélité à l'islam. Aucune décision ne venant d'Istanbul, le patriarche élabore un projet politique en 12 points appuyant davantage l'autonomie de la Montagne. Le programme, jugé révolutionnaire pour son temps, cherche à pourvoir le Mont-Liban d'une mini-constitution pour ériger un Etat autonome, gouverné par un émir Chéhab, associant le peuple à tous les dispositifs institutionnels : législatifs, judiciaires et financiers.

Cinq mois de négociations engagées par les notables, les responsables ottomans et les agents diplomatiques ne débouchent sur aucune solution quant à la répartition des impôts et au type du pouvoir à instaurer dans la Montagne. Au contraire, la tension augmente et l'insécurité s'installe dans toutes les régions. Au printemps 1841, un incident de chasse ou de jeu sert de prétexte à des affrontements confessionnels. Bilan : 17 morts, tous druzes. Au nom des maronites, le patriarche exprime des excuses et envoie une délégation auprès des notables druzes pour régler le différend, mais la réconciliation n'est qu'apparente. La rencontre des chefs de la Montagne organisée par Béchir III à Deir al-Qamar est l'occasion d'une revanche de la part des druzes : la ville est assiégée puis livrée au pillage, les renforts chrétiens ayant essuyé une défaite contre les druzes assistés de troupes ottomanes. L'intervention de Selim pacha[6] épaulé par le consul anglais, le colonel Rose[7], met fin au combat. Mais des affrontements gagnent d'autres localités. Zahlé, la plus grande ville chrétienne dans la Békaa est la cible d'attaques, mais elle reçoit le soutien de l'émir chiite Khanjar Harfouche[8], mutassallim[9] de Baalbek, et bénéficie de l'intervention des diplomates Wood et Basili[10]. Partout ailleurs, les chrétiens sont battus, mais sur 1 500 victimes, une majorité sont druzes.

Victorieux le plus souvent sur le terrain, et encouragés par les Britanniques qui favorisent la création de cantons confessionnels dans la région, les druzes réitèrent leur revendication de gouvernement spécifique. Ils s'en prennent physiquement, à deux reprises, à Béchir III, qui est finalement déposé par la Porte, remplacé par Omer Pacha[11] et contraint de s'exiler à Istanbul : le 16 janvier 1842, à Beyrouth, Moustapha Pacha[12] déclare la fin de l'émirat des Chéhab, répondant ainsi à la logique des Tanzimat[13], davantage fondée sur la tutelle ottomane directe.

  1. Mehmet Ali

    Mehmet Ali (1769-1849), d'origine albanaise, fonde une dynastie de khédives qui gouvernent l'Egypte entre 1805 et 1952. Après avoir écrasé les Mamelouks, il tente d'introduire des réformes dans tous les secteurs. Il coopère avec le sultan ottoman dans ses luttes contre les wahhabites et les indépendantistes grecs. Il domine la Palestine et la Syrie entre 1832-1840 croyant pouvoir compenser ses pertes en Grèce et ériger un royaume arabe. Cette entreprise lui attire l'hostilité ouverte du sultan. Celui-ci profite de l'insurrection de 1840 et de l'appui des puissances européennes signataires du traité de Londres le 15 juillet 1840 pour le chasser des domaines conquis, en lui accordant toutefois un titre héréditaire sur l'Egypte.

  2. Druzes

    Adeptes d'une doctrine chiite, dérivée de l'ismaïlisme et dotée de textes de références spécifiques. Ils s'organisent sous le régime des Fatimides, au XIe siècle. L'ésotérisme de l'enseignement s'articule autour du calife al-Hakim identifié à l'intellect universel ou 'aql. Les premiers personnages qui prêchent la nouvelle doctrine sont Anushtegin al Darazi (d'où le terme « druzes »), Turc, et Hamza ibn ‘Ali d'origine perse. La mort du calife en 1021 a pour résultat de faire disparaître d'Egypte le mouvement qui se répand auprès des paysans du mont Hermon. Les druzes constituent une communauté fermée, ayant leurs coutumes propres. La communauté divisée en « sages » (uqqal-s) et en « ignorants », les premiers étant tenus d'observer sept commandements. Les druzes conservent certains éléments du culte musulman, mais ils tiennent des réunions secrètes dans des lieux de culte particuliers. Ils attendent la réapparition d'al-Hakim et de Hamza qui doivent établir la justice en ce monde. Les druzes se développent surtout au Mont-Liban où quelques familles telles que les Tannoukhs-Buhturs s'installent sur les hauteurs de Beyrouth et s'illustrent dans la lutte contre les Francs. Les Maan établissent une réelle dynastie avec l'avènement des Ottomans, agrègent les familles notables telles que les Joumblatt, les Arslan, instituent un émirat au Liban et dans certaines régions limitrophes et associent les chrétiens aux besognes du régime. Sous les Chehab, les familles notables gardent leur pouvoir sur leurs districts devenus mixtes. Le conflit égypto-ottoman et l'ingérence des puissances européennes rompent l'entente entre les druzes et les maronites et amènent la chute de l'émirat en 1840. Une partie de la communauté s'installe au Hauran en Syrie au XIXe siècle et parvient à tenir tête aux Turcs à la veille de la première guerre mondiale et au mandat français entre 1925-1927. Elle donne son nom à la région qui s'appelle Jabal al-Duruz et joue un rôle déterminant à chaque tournant de l'histoire de la Syrie. Une autre communauté se développe en Palestine et pactise avec l'Etat d'Israël où les druzes sont seuls mobilisables parmi les Arabes dans l'armée. Les trois communautés ont leur propre hiérarchie spirituelle avec une reconnaissance de la primauté libanaise et entretiennent entre elles et avec la diaspora une solidarité exemplaire.

  3. Youssef Hobeich (1787-1845)

    Elève de l'école Ayn Warqa, il devient patriarche en 1823. Il réforme la discipline et la liturgie du rite maronite. Il entend jouer un rôle d'arbitre dans les événements conflictuels qui touchent sa communauté entre 1830 et 1845. Il s'oppose au prosélytisme protestant. Il élabore un projet politique autonomiste et progressiste.

  4. Richard Wood

    Richard Wood (1806-1900) mène une carrière diplomatique à Constantinople, Damas et Tunis avant de se retirer en 1865. Bon connaisseur de la région depuis 1832-1833, et ayant appris l'arabe au milieu des années trente, il est l'instigateur du soulèvement contre Mehmet Ali au Liban en 1840. Il exerce une action décisive en faveur de Zahlé en 1841 et conserve une image de « fin diplomate » dans l'imaginaire collectif libanais. Eu égard à son catholicisme, Palmerston refuse de le désigner consul général à Beyrouth, et le nomme consul à Damas. Il laisse une immense correspondance diplomatique (partiellement publiée) concernant son expérience.

  5. Les missionnaires protestants

    La présence des protestants au Proche-Orient remonte au premier tiers du XIXe siècle et répond à plusieurs objectifs. Face au phénomène non linéaire de sécularisation, un renouveau spirituel se manifeste dans certains pays tels que les Etats-Unis, l'Angleterre et l'Allemagne et se traduit par le désir d'explorer la Bible dans son milieu d'origine, de connaître les traditions de vieilles communautés chrétiennes orientales, d'évoquer l'importance du « Salut individuel » et de répandre la « Bonne Nouvelle » parmi les non-chrétiens, juifs et musulmans. Plusieurs motifs amènent les premiers missionnaires protestants à s'installer à Beyrouth et au Mont-Liban : la sécurité, la possibilité d'acquérir des biens fonciers, la facilité de correspondre avec les Eglises mères, la salubrité de l'atmosphère... Les congrégationalistes de l'American Board dont le siège se trouve à Boston arrivent les premiers et opèrent presque seuls dans la région jusqu'aux années 1870. Les arméniens protestants fondent leurs propres communautés en 1846. L'action des congrégationalistes prend une triple forme : la prédication, l'enseignement et la traduction de la Bible dans les langues locales. Ainsi ils fondent avec l'aide des convertis les premières paroisses évangéliques à Istanbul en 1846, à Beyrouth en 1848 et à Hasbaya en 1851. L'édition de la version arabe intégrale de la Bible apparait à Beyrouth en 1867, dix ans avant celle des Jésuites. Le texte circule sous forme de petites brochures pour permettre une large diffusion et recueillir l'opinion des lecteurs concernant la lisibilité du texte avant de lui donner la forme définitive. Cette entreprise contribue à renouveler la langue arabe et à moderniser les techniques typographiques et l'imprimerie. Le réseau scolaire s'implante à partir des années 1830 telle la création de Robert College à Istanbul en 1863 et se couronne par l'instauration de l'enseignement supérieur en 1866 du Syrian Protestant College qui devient en 1921 l'Université Américaine de Beyrouth. A l'instar des communautés chrétiennes dans l'Empire ottoman, les protestants sont reconnus comme millet, en 1850, par la Sublime Porte. Le règlement organique de 1864 corrobore ce statut par l'article 6. La constitution libanaise proclamée en 1926 accorde une place aux protestants parmi les 15 communautés qui forment la trame du peuple libanais. La loi de 1936 qui règlemente le statut personnel communautaire préserve les droits du Conseil suprême de la communauté évangélique au Liban et en Syrie érigé à cet effet en 1937 et qui représente 12 communautés protestantes. L'accord de Taëf les compte parmi les 18 communautés reconnues.

  6. Selim pacha

    Wali de Sidon en 1841, il distribue les armes aux habitants du Mont-Liban, ce qui favorise la discorde, aggrave la situation, et vise à prouver que la présence de l'Empire ottoman est primordiale parce que la tutelle directe est la seule garante de la paix.

  7. Colonel Rose (1801-1885)

    Hugh Rose exerce une carrière militaire en Angleterre, Irlande, Malte, Liban, Syrie, Crimée et Inde. Palmerston le désigne consul général à Beyrouth en avril 1841 ; il y demeure en poste jusqu'en 1848. Il aide les missionnaires américains à s'installer au Liban, contribue à étendre la protection anglaise aux druzes et se mêle aux événements de cette période. Il laisse au Foreign Office une grande correspondance qui reflète le point de vue anglais sur la « question d'Orient » et sur la situation au Mont-Liban.

  8. Khanjar Harfouche

    Notable chiite, il dirige la région de Baalbek au nom du pacha de Damas.

  9. Mutassalim

    Notable qui gère une localité de taille modeste au nom du wali ou vali.

  10. Constantin Basili (1809-1884)

    Orientaliste, écrivain et diplomate russe, né dans une famille aisée connue pour son opposition aux Ottomans. Son grand père appuie la rébellion en Albanie en 1772 et son père soutient le mouvement grec d'indépendance en 1821. Il est nommé ministre des Affaires étrangères en Asie en 1833, puis consul à Beyrouth en 1838 dans un contexte d'émulation entre les Puissances pour contrôler l'Empire ottoman. Basili défend les intérêts de son pays et ceux de ses coreligionnaires orthodoxes. Il leur fait comprendre que les Russes sont les seuls à pouvoir les protéger, c'est la raison pour laquelle ils doivent être solidaires. Il reste en place entre 1839 et 1845 et s'occupe de la crise égypto-ottomane et des prodromes de la guerre de Crimée. Il laisse un ouvrage intitulé La Syrie et la Palestine sous les Ottomans.

  11. Omer Pacha (1806-1871)

    Haut officier ottoman, surnommé al-Namsawi l'« l'Autrichien ». Né en Croatie sous le nom de Michel Lettes, il se convertit à l'islam. Il fait une carrière dans l'administration ottomane, ce qui le conduit à exercer la charge de gouverneur. Metternich ne montre aucun respect pour celui qu'il considère comme un « rénégat ».

  12. Moustapha pacha

    Wali de Sidon en 1841, chargé de remettre l'ordre au Mont-Liban après l'exil de Béchir II et de mettre fin au mandat des Chéhab. Mission rendue difficile par la situation économique des soldats eux-mêmes et par la rumeur selon laquelle sa présence vise à aider les druzes et à affaiblir les maronites.

  13. Tanzimat

    Mot qui dérive de l'arabe et signifie « réformes », « réarrangement », « réorganisation ». Dans l'histoire ottomane c'est la période d'occidentalisation des reformes de la période qui s'étend 1839 à 1876. Les réformes jugées de révolutionnaires touchent presque tous les secteurs : la politique, le droit, l'administration, l'armée, les finances, le commerce, le transport. La première période (1839-1856) s'ouvre par un firman issu du Sultan Abdel Hamid (1839-1861) en novembre 1839 appelé Hatti chérif de Ghulkhane (« noble rescrit de la Maison des roses »), puis le Hatti Humayoun (« rescrit impérial ») au terme de la guerre de Crimée : l'égalité entre tous les sujets du sultan, musulmans et chrétiens, est proclamée. La deuxième période englobe la proclamation de la Constitution de 1876 qui limite les pouvoirs du sultan. Cependant, cette « loi fondamentale » est suspendue quelques mois plus tard.

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