Politique, religion et constructions étatiques (XIe–XVIe/XIXe siècles)

L'émirat et le conflit égypto-ottoman

Le répit est de courte durée (1825-1831) et l'émirat du Mont-Liban se trouve entraîné dans un nouveau conflit, celui qui oppose le sultan ottoman Mahmud II[1] à son vassal d'Égypte Mehmet Ali. Ce dernier s'est rendu puissant, au nom de la Porte, en soumettant les tribus wahhabites de la péninsule arabique en 1817, et surtout en s'engageant contre les Grecs lors de la guerre (1822-1828). Mais il rêve d'un royaume indépendant des Ottomans, englobant une grande Syrie riche en ressources agricoles et en bois, la péninsule arabique, les terres montant vers les sources du Nil et la Tripolitaine. Il dispose des moyens nécessaires pour réaliser ce projet : une armée moderne et une administration efficace dont les cadres ont été formés en Europe. La campagne est lancée en octobre 1831. Béchir II est sollicité par les deux camps. Il finit par céder aux menaces du vice-roi d'Egypte envers qui il a contracté une dette. Il participe à la conquête de toutes les localités jusqu'à la victoire de Konieh, le 21 décembre 1832, qui rend l'Égypte maîtresse de la région. Mehmet Ali songe à accorder la charge du vilayet de Syrie à Béchir II, mais l'émir décline l'offre se contentant du gouvernement du Mont-Liban.

La population de ces contrées apprécie différemment la nouvelle occupation. Les chrétiens, en particulier ceux du Mont-Liban, soutiennent le vice-roi et attendent la réalisation des promesses de tolérance et d'égalité édictées par son fils, Ibrahim pacha[2], au début de la conquête. Ils voient en lui l'allié de la France. Dans leur ensemble, les musulmans sunnites désirent l'érection d'un empire arabe, mais ils voient d'un mauvais œil ce rapprochement avec la France. Les leaders druzes se montrent les plus méfiants. Plusieurs d'entre eux quittent le Mont-Liban et passent dans le camp du sultan. Damas, dotée d'un grand conseil consultatif, devient le centre du nouveau royaume. Les villes de plus de 12 000 habitants ont aussi leur conseil. Celui de Beyrouth compte 12 membres dont 6 chrétiens. En plus de son pouvoir civil, le gouverneur militaire veille à la sécurité publique. De nouveaux tribunaux sont ouverts, où la charia n'est pas la seule loi applicable et où peuvent siéger des juges non-musulmans. Le monopole d'Etat sur le commerce, déjà en vigueur en Egypte depuis 1811, est généralisé.

La centralisation égyptienne, imposée au Mont-Liban, est d'abord bien perçue pour son efficacité, puis contestée et rejetée. Placé sous surveillance à partir de 1835, Béchir II dépossède les moukataaji traditionnels, chrétiens comme druzes, de leurs privilèges ; il nomme à leur place des membres de sa famille ou assimilés. L'augmentation continuelle des impôts, la conscription obligatoire, la corvée et le monopole commercial provoquent des soulèvements entre 1834-1836. Devant l'incapacité des soldats égyptiens à contrôler la situation, l'émir doit intervenir pour mater les émeutes, ce qui le compromet davantage aux yeux de la population. L'insurrection qui éclate parmi les druzes au Hauran et dans l'Anti-Liban détruit le mythe de l'invincibilité de l'armée égyptienne. Devant les pertes énormes et pour éviter un échec total, Mehmet Ali oblige l'émir à armer les maronites et à les mobiliser contre les druzes. Cette confrontation ouverte entre les deux communautés, qui n'en avaient jamais connu de tel au cours d'une histoire de cohabitation pluriséculaire, aggrave le ressentiment éprouvé au moment de l'exécution du cheikh Béchir Joumblatt. La répression, dirigée par Ibrahim pacha et perpétrée par des maronites aux côtés des Egyptiens, est d'une violence extrême, elle porte également sur les sanctuaires des druzes qui sont profanés.

En situation de défaite militaire, la Porte promulgue un édit, le Hatti Cherif de Gülkhane (1839), pour opposer à la déclaration de 1831 des mesures en faveur d'une plus grande égalité des sujets de l'Empire. La note collective du 27 juillet 1839, présentée par les puissances européennes, vise en vain à promouvoir un règlement interne du conflit ottomano-égyptien. Pour éviter la dislocation de l'Empire ottoman, une quadruple alliance formée par l'Autriche, la Prusse, la Russie et l'Angleterre signe la convention de Londres, le 15 juillet 1840. Ce document accorde à Mehmet Ali une souveraineté héréditaire sur l'Égypte et lui confie à vie la partie sud de la région syrienne, y compris le pachalik d'Acre. Sûr de sa position, le vice-roi d'Egypte exprime son refus. Ibrahim Pacha, installé dans le palais de Beiteddine depuis 1835, joue son va-tout en faisant de Béchir II le principal artisan de sa politique répressive qui n'hésite pas à brûler récoltes et villages. Une flotte anglo-autrichienne contrôle alors la navigation sur la côte orientale de la Méditerranée puis débarque dans le port de Jounieh, et des agents alliés réactivent l'insurrection du printemps 1840, connue sous le nom de troisième `ammiyya, à laquelle ont participé des druzes comme des maronites.

Ayant perdu le soutien de leur allié français, qui ne veut pas s'opposer militairement à la Grande-Bretagne, les Egyptiens abandonnent toutes les villes côtières, à l'exception d'Acre, devant la coalition anglo-ottomano-autrichienne. Ils sont chassés de la Montagne (Kesrouan, Metn). Le diplomate anglais Richard Wood[3] adresse plusieurs messages à Béchir II pour abandonner Ibrahim pacha et combattre aux côtés des puissances coalisées. Assigné à résidence à Beiteddine et ayant ses fils sur le front avec les Egyptiens, l'émir ignore ces appels pressants. La bataille décisive de Bhirsaf, à laquelle participent les rebelles à l'autorité de Béchir II, s'achève sur la défaite de l'armée égyptienne qui se retire dans la plaine de la Bekaa. L'émir quitte le palais avec ses fidèles, campe près de Sidon et se livre à l'amiral Stopford, en pleine mer, le 11 octobre 1840. Il est condamné à l'exil à Malte. Cet acte met fin à un règne long d'un demi-siècle, mais également au régime de l'émirat sous tutelle ottomane, vieux de plus de trois siècles.

L'émirat des Chéhab a éprouvé les affres diplomatiques et militaires de la « question d'Orient » centrée sur la destinée de l'Empire ottoman. Il a également été traversé par des mouvements sociaux eux-mêmes liés aux prémisses des transformations agraires et industrielles : certains furent pacifiques, telle l'ascension de certaines familles comme les Baz en dehors du cursus nobiliaire traditionnel pour occuper des postes clefs dans l'administration ; d'autres furent violents, ainsi ces soulèvements populaires appelés `âmmiyya. La conversion de familles de notables, sunnites et druzes, dont les Chéhab et les Aboullama a marqué l'émirat depuis le milieu du XVIIIe siècle. Sans être décisive dans la conduite politique des affaires, cette question religieuse est restée sensible au siècle suivant puisque les actes publics des émirs ne rendaient pas compte de ce passage au christianisme, ce qui n'empêchait pas des relations avec les autorités religieuses de plusieurs communautés. Exerçant une autorité sur un territoire en s'octroyant le monopole de la violence, disposant d'une autonomie partielle en matière de justice et de fiscalité, tentant de négocier sa contribution militaire aux puissants de la région, Béchir II a fait montre d'une ambition qu'il n'est finalement pas parvenu à assouvir. Trois générations plus tard, il sert de référence aux promoteurs de la constitution de l'Etat du Liban.

  1. Mahmud II (1785-1808-1839)

    Trentième sultan ottoman, il signe le traité de Bucarest avec les Russes en 1812, repousse les wahhabites entre 1811-1819 et entrave le soulèvement des Grecs entre 1820 et 1826 grâce à l'appui de Mehmet Ali. Il détruit le corps des janissaires à la suite d'une rébellion à Constantinople en 1826 et inaugure une période des réformes (tanzimat). En 1830-1831, il ne parvient cependant pas à repousser les conquêtes française en Afrique du Nord et égyptienne en Méditerranée orientale.

  2. Ibrahim pacha

    Ibrahim pacha (1789-1848) est le fils adoptif de Mehmet Ali. Après avoir conquis la région (1830-1831), il la gouverne jusqu'en 1840. Ses victoires successives sur l'armée ottomane l'amènent aux portes de Constantinople et provoquent l'intervention des grandes puissances pour sauver l'Empire d'un effondrement imminent. Clément et tolérant au départ, le régime égyptien finit par indisposer la population qui se révolte contre les taxes excessives et la conscription. La quadruple alliance formée par l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, profite du soulèvement des montagnards pour expulser Ibrahim pacha. Il fait une tournée en France et meurt avant de pouvoir succéder à son père.

  3. Richard Wood

    Richard Wood (1806-1900) mène une carrière diplomatique à Constantinople, Damas et Tunis avant de se retirer en 1865. Bon connaisseur de la région depuis 1832-1833, et ayant appris l'arabe au milieu des années trente, il est l'instigateur du soulèvement contre Mehmet Ali au Liban en 1840. Il exerce une action décisive en faveur de Zahlé en 1841 et conserve une image de « fin diplomate » dans l'imaginaire collectif libanais. Eu égard à son catholicisme, Palmerston refuse de le désigner consul général à Beyrouth, et le nomme consul à Damas. Il laisse une immense correspondance diplomatique (partiellement publiée) concernant son expérience.

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AccueilAccueilImprimerImprimer Karam Rizk, Professeur d'Histoire à l'Université du Saint-Esprit de Kaslik (Liban). Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de ModificationRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)