Politique, religion et constructions étatiques (XIe–XVIe/XIXe siècles)

La conception du pouvoir politique selon Ibn Tumart

Contrairement à Ibn Yasin, Mohammed Ibn Tumart laisse derrière lui un corpus dans lequel il explicite sa théorie du pouvoir politique et religieux. Né dans le Sous, fils d'un notable de la tribu berbère des Hargha à la fin du XIe siècle, il acquiert sa formation à Marrakech, dans le rite malékite, puis la prolonge à Cordoue où il s'imprègne de la doctrine d'Ibn Hazm[1]. Il se rend ensuite en Orient où il approfondit ses connaissances en usul al-dîn[2] et s'inscrit dans la filiation d'al-Ash'arî pour l'interprétation des versets équivoques. Les chroniqueurs soulignent la radicalité des engagements d'Ibn Tumart fondé sur « l'ordonnance du bien et l'interdiction du mal » : il condamne l'usage des instruments de musique ; il dénonce, jusqu'à La Mecque, la consommation et le commerce des boissons alcoolisées ; il repousse toute forme de rapport public entre les genres (c'est un adepte de la séparation la plus stricte entre hommes et femmes). Inquiété à Alexandrie, puis chassé de Bougie, c'est dans les environs de cette ville qu'il fait la connaissance d'un membre de la tribu des Goumiya : Abd al-Mu'mîn. Cette rencontre a été relatée dans des termes hagiographiques visant à expliquer religieusement le destin exceptionnel des deux hommes.

Etabli à Marrakech en 1121, Ibn Tumart mène des controverses avec les juristes almoravides qualifiés de kufar (« infidèles »). Sans chercher à renverser le souverain Ali Ibn Yusuf, il le critique ouvertement en faisant porter ses arguments sur trois points : le caractère oppressif du pouvoir ; le comportement moral licencieux ; l'anthropomorphisme des expressions liées à l'invocation divine. Le basculement d'Ibn Tumart dans l'opposition frontale contre le pouvoir s'opère à la suite d'une tentative d'arrestation du savant révolté, à Iglouan, dans le Haut-Atlas. A compter de ce moment, Ibn Tumart n'a de cesse d'organiser un mouvement de réforme à caractère politique et religieux. Son traité, A'azz ma Yutlab (« Le plus désirable de ce qui est demandé »), reprend ces éléments et justifie le jihâd[3] contre les Almoravides : « s'ils vous aident à faire le jihâd contre les infidèles, alors laissez-les en paix [...] s'ils sont rebelles à la vérité et persistent à apporter leur concours aux gens du mensonge et de la corruption, alors tuez-les partout où vous les trouverez et ne choisissez parmi eux ni compagnon ni allié ».

Tout en se réclamant du sunnisme du fait de sa reconnaissance de la succession des quatre premiers califes - et non de celle des imams de la lignée d'Ali -, Ibn Tumart emprunte, entre 1125 et 1130, des principes de la théorie du pouvoir chiite, centrés sur la figure du Mahdi[4]. Le contexte est particulier : les Almoravides font pression sur les partisans d'Ibn Tumart qui assume cette référence afin de conserver l'espoir et la loyauté de ses troupes. Les éléments invoqués sont les suivants : la qualité d'al-isma, ce qui signifie que le Mahdi est préservé du péché, impeccable ; la référence au nom - « Mohammed ben Abdallah al-Quraishi al-Hashemi » - qui l'inscrit, lui le Mahdi, dans la tribu des Quraish à laquelle a appartenu le prophète de l'islam ; la tentative de rupture avec les formes d'allégeance tribales, pour les réorienter vers lui dans une forme exclusive. Ibn Tumart affirme non seulement que le pouvoir des Almoravides, des Fatimides et des Abbassides est illégitime, mais il tient en plus que l'obéissance qui lui est due est la même que l'obéissance « envers Dieu et son Prophète ». Fort de ses éléments, il engage une offensive militaire décisive, la bataille d'Albohayra, au cours de laquelle il est vaincu et tué.

Loin de s'effondrer, l'élan suscité reprend avec une vigueur accrue. Ibn Tumart n'a pas de fils et il n'a pas désigné l'un de ses frères comme successeurs. Ses partisans y voient la reproduction du geste du prophète de l'islam laissant aux membres de la shura[5] le soin de désigner son successeur après sa mort. Cette option écarte définitivement les influences chiites. Un gouvernement collectif composé de cinq membres, dont une femme assume l'exercice du pouvoir : Abd al-Mu'min al-Goumi, Ismaïl Iguigue, Omar Aznague, Abu Mohammad Wasnnar et Zaynab (sœur d'Ibn Tumart). Les sources divergent quant à la faveur qu'aurait exprimé Ibn Tumart à l'égard d'Abd al-Mu'min, membre d'une tribu prestigieuse. Quoi qu'il en soit, cette personnalité émerge rapidement grâce, entre autres, à sa capacité à jouer des équilibres entre les tribus arabes et berbères et à recomposer leur hiérarchie : sa tribu, celle de Comih Alznatih rejoint presque la tribu Hargha Almsamudih d'Ibn Tumart au somment de la hiérarchie, toutes les autres constituant un troisième grade. Abd al-Mu'min prend deux décisions majeures : il proclame le califat dans la partie ouest de l'empire musulman, ce qui conduit à une rupture définitive avec la dynastie des Abbassides ; il instaure le principe d'une succession familiale.

La théorie du pouvoir politique de la tradition sunnite a fini par s'imposer. Dans le cas d'Ibn Tumart, la référence au mahdisme plus proche de la tradition chiite est déterminée par les circonstances. Cependant, le système de gouvernance fondé sur le pouvoir décisionnel de la shura ne résiste pas à l'usage du temps. Son successeur immédiat, Abd al-Mu'min, opte pour un système héréditaire. L'imprécision des lois qui régissent la dévolution du pouvoir conduit à des problèmes persistants après son règne et plusieurs dynasties s'imposent successivement par la force jusqu'au XVe siècle.

  1. Abû Muhammad Ibn Hazm (994-1064)

    Savant, juriste, spécialiste du kalâm, historiographe et poète né à Cordoue. Ayant grandi dans une période troublée de l'Andalousie, marquée par les luttes entre factions musulmanes, il développe une pensée rigoriste, centrée sur un modèle intangible de la « loi musulmane » mais opposée dans le même temps au formalisme. Sa doctrine ne relève pas de l'une des quatre principales écoles juridiques sunnites, elle s'inscrit dans le droit zâhirite où le recours à l'opinion personnelle et au raisonnement par analogie son rejetés.

  2. Usul al-dîn

    Science des « fondements de la religion » qui détermine le « droit » en lien avec les questions de doctrine : la croyance en « Dieu », au « Jour du Jugement » etc.

  3. Jihâd

    [Dans ce contexte] la lutte armée pour défendre la « parole de Dieu », autrement dit la « guerre sainte » contre les « ennemis de Dieu ».

  4. Mahdi

    Le mahdisme est une doctrine inspirée de la pensée traditionnelle chiite. Le mahdi est le « bien guidé » attendu. Dans la tradition musulmane, il est la personne qui doit apparaître à la « fin des Temps » pour instaurer la justice et réformer ce qui a corrompu l'état des hommes. Il rassemble en sa personne l'autorité politique et religieuse au nom de la direction de la communauté musulmane. Nombre de personnes ont prétendu à ce titre au cours de l'histoire de l'islam, ils sont le plus souvent qualifiés d' « usurpateurs ».

  5. Shura

    L'un des principes fondamentaux de légitimation dans la tradition musulmane. Il englobe les aspects de la vie publique, à commencer par ceux qui touchent la politique. Dans ce cadre, l'avis des personnes concernées est sollicité et toute l'Umma –au sens de « communauté musulmane »- est consultée, directement ou via ses représentants dans telle ou telle mission.

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