Migrations religieuses (XVIe–XIXe siècles)

Des femmes dans les mémoires égyptiennes et libanaises

Le cas de Rose al-Youssef (1888-1958) illustre ce type d'intégration. Orpheline, elle débarque en Égypte à l'âge de l'adolescence. Chrétienne d'éducation dans une société où les femmes occupent une place marginale, elle décide de reprendre son nom de naissance, Fatima, pour marquer sa religion musulmane. Elle contracte successivement trois mariages avec des personnalités égyptiennes musulmanes. Elle commence sa vie comme actrice, ce qui est généralement perçu, rappelle l'écrivain égyptien Ibrahim ‘Abdu, comme un déshonneur. Cependant, une certaine tolérance prévaut dans les milieux cultivés et, après avoir joué La Dame aux camélias, Fatima est surnommée « Sarah Bernhardt[1] ». Après la Grande Guerre, elle délaisse la scène pour le journalisme et devient la première femme à fonder un magazine auquel elle attribue son nom : Rose al-Youssef. Cela lui attire de vives critiques, la réputation de ce récent moyen de communication étant associée, par nombre de juristes et hommes de religion, à la diffusion de mensonges et de rumeurs. Passant outre, Rose al-Youssef embauche des femmes et les appelle à œuvrer dans tous les domaines d'activité, elle s'inscrit dans le courant nationaliste tout en menant des campagnes contre le roi Fouad[2], elle aborde tous les sujets, y compris ceux qui ont un caractère tabou comme le sexe et la religion.

Dans ses Mémoires inachevés, Rose al-Youssef occulte ses origines, celles qui précèdent son immigration depuis une région où elle n'avait plus aucun lien de parenté, pour se concentrer sur son action proprement égyptienne. Elle relate son rôle d'actrice au sein du milieu théâtral, la fondation de son journal –d'abord artistique puis de plus en plus politique- et les luttes menées pour en conserver la direction. Elle rappelle son engagement au sein du Wafd[3] de Saad Zaghloul[4] et les différends qui les ont opposés notamment au sujet de fraudes. Elle signale ses relations avec Huda Sha‘arâwî[5], autre figure majeure du courant de promotion féminine en Égypte. Signalant la création de la Banque Misr          (« Banque d'Égypte ») qui avait pour adage de réserver strictement ses emplois aux Égyptiens, elle affirme que s'il avait existé « cinq personnes comme Tala'at Harb[6], l'Égypte aurait eu son indépendance économique et politique », but pour lequel elle précise avoir lutté sa vie durant. Près d'un siècle plus tard, les Égyptiens parlent d'elle comme l'une des grandes figures nationales et continuent à publier sa revue. En 2002, le cinéaste Muhamed Kamel El-Kalioubi lui dédie un film pour rappeler les principaux éléments de la biographie de celle qui apparaît comme une Égyptienne de souche.

L'expérience de May Ziadeh[7] est tout aussi originale. Inscrite dans les milieux égyptiens, surnommée de son vivant adîbat al-‘asr (« l'écrivaine du siècle »), al-adîbat al-nâbighat ( « l'écrivaine géniale »), sayyidat al-kalâm al-‘arabî (« la maîtresse de la plume arabe »), son assimilation n'a été ni aisée ni complète. Nouvelliste et romancière, elle n'a jamais nié des origines pour lesquelles elle exprime une nostalgie constante. Suivant les conseils du journaliste Daoud Barakât[8], elle décide de changer de nom : en Égypte, Marie –son nom de baptême- a une connotation étrangère, May est préférable, il n'est pas connoté confessionnellement et a une résonance particulière dans la langue arabe puisqu'il a été porté par la bien aimée du poète omeyyade Zû al-Rummat (696-735). May fonde chez elle un cercle littéraire où, chaque mardi, elle reçoit des hommes de lettres tels que Lutfi al-Sayyed[9], Antoun Gemayel, Ahmad Chawki[10], Khalil Moutrân, Yacoub Sarrûf, ‘Abbâs Mahmoud al Aakkâd, Chebli Chmayel, Daoud Barakât, Hâfiz Ibrahim[11], Ismaïl Sabri. Taha Husayn[12], qui le fréquente, le décrit comme un « salon démocratique ». Les Européens le comparent à ceux de Madame de Staël ou de Madame de Récamier. En revanche, Muhammed Al-Tabii[13] et Ibrahim Al-Mazzini, deux journalistes employés par Rose Al-Youssef, s'en moquent, ce qui illustre la variété des représentations.

May Ziadeh épouse la cause nationaliste aux côtés de Saad Zaghloul, elle participe à nombre de manifestations et cérémonies en faveur de l'indépendance de l'Égypte. Dans un poème intitulé Al-Yakazat (« L'Eveil »), elle vante le soulèvement de mars 1919 contre les Britanniques. Cependant, tout en soutenant le slogan « l'Égypte pour les Égyptiens », elle déplore la distinction qui fait, dans une certaine presse, des Shawâm des nazîl thaqîl (« hôtes lourds ») voire des dakhîl (« intrus »). Dans un autre poème intitulé Ayna Watanî ? (« Où est ma patrie ? »), elle s'interroge sur son identité et sur le regard des autres. Elle n'a de cesse de s'insurger contre toute velléité de ségrégation sociale, « raciale » et religieuse, elle s'attache à pourfendre tout soupçon de perfidie porté contre celles et ceux qui ne peuvent prétendre pleinement au titre d'Égyptien(ne). Son combat en faveur d'une conception particulière de l'identité nationale, se mêle à celui d'autres femmes sur le terrain de la transformation de leur condition dans une société dominée par les hommes : Warda al-Yaziji (1838-1924) ou Zaynab Fawwaz (1860-1914). Leurs parcours ont été en grande partie oubliés, dans les opinions de langue arabe, au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

  1. Sarah Bernhardt (1844-1923)

    Comédienne et vedette légendaire, fille d'une courtisane, surnommée « la divine Sarah », « la voix d'or » ou même « la scandaleuse ». Connue dans le monde entier, elle dirige le Théâtre de la Renaissance à partir de 1893 et monte ensuite sa propre troupe au Théâtre des Nations. Amputée d'une jambe, elle continue à jouer des rôles dans lesquels elle n'a pas besoin de bouger, ce qui contribue à nourrir sa légende.

  2. Fouad Ie (1868-1936)

    Sultan en 1917 puis roi d'Égypte après la reconnaissance officielle de l'indépendance formelle de son pays par le Royaume-Uni. Très influencé par une éducation européenne, il tâche de doter l'Égypte d'institutions modernes en vue de l'affranchir de la tutelle britannique. Personnalité autoritaire, ambitionnant sinon de récupérer la dignité califale du moins de devenir la personnalité politique de référence pour le monde majoritairement musulman, il se heurte régulièrement à la représentation nationale dominée par le Wafd. L'opinion publique le contraint cependant à revenir sur des mesures visant à limiter le rôle du Parlement.

  3. Wafd

    Parti politique dont le nom signifie « délégation ». Libérale et nationale, la ligne idéologique du Wafd est fondée sur l'adage : « La religion est pour Dieu et la patrie pour tous ». Son drapeau est un croissant accompagné d'une croix sur un fond vert. Il tient son nom de la délégation formée, en 1918, pour négocier l'indépendance de l'Égypte. L'objectif primordial du parti, officiellement reconnu en 1923, est l'arrêt immédiat du protectorat britannique.

  4. Saad Zaghloul (1858-1927)

    Avocat, journaliste et homme politique égyptien, il fonde et dirige le Wafd. Ministre en 1906 et 1910, il dirige une délégation d'Égyptiens visant à obtenir l’indépendance de l'Égypte après la Grande Guerre. Exilé à Malte avec ses compatriotes par les Britanniques, ce qui provoque les troubles révolutionnaires de 1919, il est désigné 1e Ministre en 1924, lorsque son parti remporte les élections législatives.

  5. Huda Sha‘arâwî (1879-1947)

    Chef de file du mouvement de libération des femmes égyptiennes. Fille de Muhammad Sultan, premier président du Conseil représentatif égyptien, et d’une esclave circassienne, elle est la fondatrice et la première présidente de l’Union féministe égyptienne. Elle participe à la mobilisation des femmes au cours de la révolution de 1919. En 1923, à son retour d’une réunion féministe internationale tenue à Rome, elle se dévoile publiquement en gare du Caire. Dans la lignée de Qâsim Amin, elle œuvre toute sa vie contre la séquestration de femmes, pour la promotion de leur instruction et de l’égalité entre les sexes. Membre de l’Union féministe arabe, elle est nommée vice-présidente de l’Union féministe internationale. Ses écrits sont rassemblés dans un ouvrage : Mémoire et martyr de l’arabisme.

  6. Tala'at Harb (1867-1941)

    Économiste, écrivain, journaliste et essayiste égyptien. Opposé en partie à la transformation des mœurs – notamment dans les rapports entre hommes et femmes – conçue comme une « européanisation », il accepte, au nom du combat national, le travail féminin et les règles du jeu du capitalisme libéral en fondant la Banque Misr (Banque d'Égypte) avec des fonds uniquement égyptiens. Il crée également la Société égyptienne de la filature et du textile en 1927 et fait partie du premier comité de direction d'EgyptAir en 1932.

  7. May Ziadeh (1886-1941)

    Femme de lettres, écrivaine, poète, oratrice et journaliste libanaise. Elle émigre en Egypte avec sa famille en 1907. Imprégnée de culture occidentale, elle pratique six langues et écrit en français et en arabe. Première femme arabophone universitaire, elle s’inscrit à l’Université Égyptienne dans la section littéraire pendant trois ans jusqu’en 1922. Elle consacre sa vie à la liberté, à la défense des droits de la femme et à son évolution. Elle publie ses écrits dans Al-Mahroussa (« La Protégée ») que son père dirige, Al-Hilal (« Le Croissant »), Al-Zûhûr (« Les fleurs ») et Al-Muqtataf (« La Sélection »).

  8. Daoud Barakât (1868-1933)

    Journaliste, écrivain, politicien libanais. Promoteur de la démocratie, il émigre en Égypte en 1887 pour fuir le despotisme ottoman. Secrétaire de rédaction du journal Al-Mahrûssa, il publie également des articles dans Al-Nil, Al-Qahira, puis il fonde le journal Al-Akhbar (« Les Informations »). Il dirige la rédaction du plus grand quotidien, Al-Ahrâm (« Les Pyramides »), de 1899 à la fin de sa vie. Il est considéré comme une source de référence dans le monde du journalisme.

  9. Lutfi al-Sayyed (1872-1963)

    Journaliste et homme politique égyptien. Il est l’un des pionniers du libéralisme politique et culturel et l’un des promoteurs de la modernisation de l’instruction en Égypte. Co-fondateur du parti Al-Umma (« La Nation ») en 1907, il préside pendant sept ans Al-Jarida (« Le Journal »). Il fait partie de la délégation conduite par Saad Zahgloul en 1919. Directeur de l’Université égyptienne de 1925 à 1941, il ouvre cette institution aux jeunes femmes. Réputé pour sa culture et sa connaissance de la langue arabe, il se heurte à plusieurs reprises aux oulémas d’Al-Azhar, notamment pour son soutien en faveur de Taha Husayn. L'État lui décerne un prix honorifique des sciences sociales en 1958.

  10. Ahmad Shawki (1870-1932)

    Écrivain, grand orateur, surnommé « L’émir des poètes arabes ». Né en Égypte, d’origine turque et tcherkesse par son père, turque et grecque par sa mère, il se fait grand défenseur de la cause patriotique égyptienne. Proche du khédive jusqu’en 1914, il est contraint à l’exil à Barcelone par les Britanniques entre 1914 et 1920.

  11. Hâfiz Ibrahim (1872-1932)

    Officier, poète et journaliste égyptien. Surnommé le « poète du Nil » parce qu’il dit s’exprimer au nom de tous les Égyptiens, il charge ses poèmes de commentaires politiques et sociaux. Rédacteur d’Al-Ahram à partir de 1911, il participe activement à la révolution de 1919.

  12. Taha Husayn (1889-1973)

    Poète, essayiste, romancier, critique littéraire, journaliste de presse politico-littéraire, traducteur et ministre de l’Instruction publique, il est surnommé le « doyen de la littérature arabe ». Aveugle en raison d’une maladie mal soignée lors de sa petite enfance, sa vie est une lutte incessante contre le fatalisme, l’ignorance et l’immobilisme. Formé à al-Azhar, puis à l’Université égyptienne, il poursuit des études en France (Montpellier, Paris) avant de revenir en Égypte. Il formule une vive critique à l’encontre du rapport à la littérature et à l’histoire dans le monde de langue arabe majoritairement musulman. Sujet d’une controverse violente au milieu des années 1920 pour avoir remis en question le discours sur la poésie dite « anté-islamique » et l’historicité de la figure d’Abraham-Ibrahîm, il revient dans son pays après un bref exil pour être nommé à des fonctions de direction dans le système universitaire moderne de l'Égypte. Comme ministre de l’Instruction publique, il établit la gratuité de l’enseignement primaire. Ses romans, parmi lesquels le Livre des Jours, qui raconte son enfance, sont traduits dans une douzaine de langues.

  13. Muhammad Al-Tabii (1870-1932)

    Journaliste égyptien, surnommé « prince du journalisme » et al-Ustaz (« Le Maître »). Il est le premier à rejoindre Rose Al-Youssef en 1923. Il crée, en 1934, l’hebdomadaire Akher Sa‘a (« Dernière heure ») qu’il vend ultérieurement à Akhbar al-Yawm (« Les Nouvelles du Jour »). Il est le co-fondateur, avec Mahmûd Abû al-Fath, d’Al-Masri (« L'Égyptien »).

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