Genève, siège de la Société des Nations

Donc, en trois occasions principales – la Réforme, Rousseau, la Croix-Rouge – Genève a débordé sur le monde. Mais le monde a constamment reflué sur Genève. [...] Cité d'immigration et de refuge, résumé des nations, elle doit au dehors la plupart de ses qualités, mais elle les refond et les frappe à son image. Son génie consiste à enrôler les hommes qui lui arrivent d'ailleurs pour en faire des hommes d'ici, à fabriquer des patriotes avec des exilés, des errants, des évadés, des inconnus, des inquiets. Ses meilleurs fils, les plus attachés à ses destins et souvent les plus représentatifs de ses traditions, sont adoptifs. [...]

Et parce que, dans cet espace si resserré, dans ce creuset minuscule mais souverain, les délégués de tant d'espèces différentes ont été malaxés ensemble, parce que tant d'idées ont été exprimées, accueillies, débattues, parce que tant de gens ont accouru ici et tant d'autres se sont enfuis, parce que le monde serait différent si Genève n'avait pas existé, on peut le dire une ville où nul homme n'est étranger.

Or voici que cet esprit de Genève, intermittent encore, local, manifesté par quelques personnes seulement, cet esprit qu'on résumerait par un désir d'affranchissement et d'œcuménisme, par une confiance en l'homme à condition qu'il se soumette à des règles, par une croyance au contrat, par une curiosité inépuisable des idées et des peuples, par une compassion envers toutes les misères jointes à un besoin d'inventer d'améliorer, d'administrer avec méthode, voici que cet esprit, échappant tout à coup à ses représentants naturels, va s'amplifier en des proportions gigantesques, s'incorporer des significations nouvelles au risque de s'anémier, et devenir, sans qu'ils connaissent toujours ses antécédents, l'idéal d'innombrables inconnus de toutes races dispersés à travers le monde. Il cesse d'être l'apanage exclusif des Genèvois, il est invoqué par la plupart des nations de la terre. Le nom même de Genève, rayonnant au-dessus des significations particulières, subit l'étrange aventure de se transformer en symbole.

Robert de Traz, L'Esprit de Genève, Lausanne, L'Age d'homme, 1995, [édition originale en 1929], p. 36 et 46 (extraits de la première partie).

ImprimerImprimer