L'expulsion des juifs et des musulmans hors de la péninsule ibérique (1492-1610)

L'expulsion des musulmans en plusieurs temps

Moins de dix ans après le décret de l'Alhambra et après la défaite d'Albaicin (1501) subie par les morisques révoltés contre les décisions de l'archevêque Francisco Jiménez de Cisneros[1], les rois catholiques décrètent l'expulsion des musulmans âgés de plus de 14 ans, d'abord de Grenade puis, en 1502, de l'ensemble des territoires sous la couronne de Castille. Le décret vise donc les Modéjares[2] des villes castillanes qui vivaient depuis plusieurs siècles, pacifiquement, sous la domination chrétienne. En 1526, un autre décret d'expulsion conduit la plupart des musulmans d'Aragon à se faire chrétiens : eux et leurs descendants sont alors désignés sous le nom de Moriscos[3] Une minorité se résout à un exil en Afrique du Nord. Dès lors, les seuls musulmans non convertis tolérés dans les Etats espagnols sont les esclaves, qui ne sont pas concernés par les décrets d'expulsion.

La montée sur le trône de Philippe II[4] rend plus précaire la situation des morisques. Le jeune roi est décidé à appliquer la Réforme catholique dans ses Etats, à combattre l' « hérésie », que ce soit celle des calvinistes[5] des Pays-Bas ou des morisques de Grenade et de Valence considérés comme non réellement convertis au christianisme. Pour ce faire, il déploie un programme d'expulsion et de reconquête de la terre dès 1559. La réaction à cette politique est la révolte de 1568-1571, amorcée par un soulèvement dans le quartier de l'Albaicin à Grenade. Le chef de cette rébellion n'est autre qu'un descendant des Omeyyades, Fernando de Valor[6], qui prend le nom d'Ibn Umayya. Son mouvement gagne toute la vallée de Lécrin, puis s'étend aux montagnes de l'Alpujarras. Il est écrasé par Don Juan d'Autriche[7] et les morisques de Grenade sont dispersés dans toute l'Espagne. Pour la population catholique, l'événement est la preuve de l'existence d'un problème de sécurité collective : les morisques sont présentés comme un danger potentiel d'autant plus grand qu'ils sont accusés de complicité avec les ennemis pluriséculaires des rois catholiques : les Turcs et les pirates barbaresques du Maghreb.

Le soupçon grandit à l'encontre des morisques durant le dernier tiers du XVIe siècle. Les échecs de l'action de l'Inquisition[8] et, plus globalement, de l'évangélisation, qu'ils soient avérés ou non, sont attribués par certains ecclésiastiques espagnols à un défaut de méthode d'une part, aux modalités d'application des accords de reddition de la ville de Grenade négociés avec le roi vaincu Abû ‘Abdallâh[9] d'autre part ; ces accords prévoyaient que les musulmans seraient autorisés à conserver leur religion. D'autres ecclésiastiques préconisent une forme de tolérance religieuse avec, ou non, une visée de conversion à terme. Ils sont relayés en cela par des nobles d'Aragon et de Valence qui y voient l'opportunité de bénéficier d'une main d'œuvre peu coûteuse pour l'exploitation de leurs terres. A l'inverse, les paysans catholiques de basse condition considèrent ces musulmans et morisques comme des rivaux. Or, la situation économique et sociale de l'Espagne se dégrade pour plusieurs raisons : coût des guerres menées par Philippe II ; baisse des revenus en provenance des implantations du Nouveau Monde ; augmentation des taxes ; épidémies et famines conduisant à des chutes démographiques (15% de la population castillane, selon certaines sources). Les efforts du grand Duc de Lerma[10] pour établir un régime plus solide ne suffisent pas, la gronde sociale aggravée par la crise monétaire trouve un exutoire dans la stigmatisation d'un bouc émissaire.

L'historien Fernand Braudel a analysé le climat psychique des « vieux chrétiens » ébranlés, non par « haine raciale » mais par « haine de civilisation, de religion », à l'idée de savoir les morisques « plantés là, dans le cœur, dans le ‘rognon' espagnol », toujours plus nombreux, dont d'aucuns prétendent qu'ils se mobilisent autour de forteresses ou d'alcazars. Le principe de cohabitation entre les croyants des trois religions monothéistes, fait de compromis et ponctuellement d'accès de violences, qui a prévalu pendant presque neuf siècles en Andalousie (entre le début du VIIIe et la fin du XVIe siècle) est donc abandonné. Durant l'été 1580, à Séville, le bruit court d'une vaste conspiration soutenue par le Maroc. La rumeur n'est qu'en partie fondée, le sultan Saadien Ahmed al-Mansûr al-Dahbi[11] prépare certes une entreprise militaire, mais vers le Soudan et non directement vers l'Espagne. Al-Mansûr justifie son expédition en évoquant la nécessité de bénéficier des richesses soudanaises pour reconquérir Al Andalûs. Il bénéficie, pour ce faire, de l'appui d'ulémas se référant au cheikh Ahmed al-Qarâfî[12], grand savant malékite d'Egypte ayant, trois siècles plus tôt, promulgué une fatwa[13] l'autorisant à conquérir une « terre musulmane » dans le but de consolider sa puissance militaire contre l'objectif ultime : l'Espagne chrétienne. En réalité, les sources marocaines révèlent qu'al-Mansûr n'a ni la volonté ni la capacité militaire de mener à bien ce projet. Ce qu'il entend faire, c'est rompre l'encerclement de fait imposé par les Espagnols chrétiens au Nord et les Ottomans à l'Est afin d'assurer un nouvel élan au Maroc.

A l’été 1588, les troubles en Aragon entraînent une délibération du Conseil d’Etat évoquant un danger intérieur à combattre sans tarder pour éviter la reproduction de la révolte de 1568. En 1600, un rapport présenté au roi Philippe III[14] fait état de négociations entre la France et les morisques présentés comme des « ennemis intérieurs ». Au début de l’année suivante, le Conseil d’Etat reçoit d’un captif espagnol, retenu à Tétouan, une lettre suppliant Philippe III d’intervenir pour chasser tous les morisques d’Espagne. Le prisonnier, Touloumi dy Yanous Alrkoun, rapporte des informations qui ont vocation d’avertissement : « beaucoup de Morisques d’Espagne préparent une révolte avec le soutien du roi du Maroc, même un Morisque de Tolède, en visite au sultan Turque, essaie de convaincre celui-ci pour mener une expédition militaire en Espagne, car elle abrite plus de 500 000 musulmans tous seront engagés à sa réussite ». La réponse du Conseil d’Etat est claire : « Il faut en finir avec la question des Morisques, car ils deviennent un grand danger pour la sécurité des états espagnols ; ils peuvent en profiter de toute occasion pour faire la révolte. Ils sont des vrais musulmans ». D’autres rapports confortent cette perception. En 1604, l’Espagne signe une trêve avec l’Angleterre, en 1609 elle fait de même avec les Provinces Unies. Les conditions apparaissent alors réunies pour prendre une mesure radicale à l’encontre des morisques.

La décision politique est prise à la suite de la présentation, par le père Soprano, d’un mémorandum articulé sur trois idées maîtresses : l’expulsion est un acte qualifié de divin, il s’appuie sur les recommandations du « Ciel » ; les morisques restent fascinés par leur « charia islamique » et leur dévouement à la religion musulmane est très profond ; la décision de les expulser doit être irréfutable. Dans son décret, daté du 22 septembre 1609, Philippe III expose ses motifs : la vaine tentative de christianisation des morisques de la péninsule ; le recours infructueux au clergé et aux savants catholiques pour régler la question selon la volonté divine ; la découverte, par un travail d’information, du caractère duplice des morisques ; la nécessité de préserver la sécurité de la péninsule, à commencer par le royaume de Valence. La conclusion tombe, irrémédiable : « j’ai décidé d’expulser tous les Morisques de ce royaume et de les faire exiler au pays des Berbères ». Le savant musulman Al-Hajjari[15], contemporain des faits, évoque également la résistance des morisques aux tentatives d’évangélisation et d’assimilation entreprises par le clergé et les rois catholiques mais, selon lui, les motifs réels de l’expulsion sont d’abord de nature démographique au sens où, n’étant ni sujets au combat du fait de l’interdiction de porter des armes, ni sujets au célibat du fait de l’absence d’engagement dans le clergé, ils auraient fini par l’emporter en nombre.

  1. Francisco Jiménez de Cisneros (1436-1517)

    Cardinal et homme d'Etat espagnol, il est un proche conseiller d'Isabelle « la Catholique » (1451-1504). Issu de l'ordre des franciscains, régent à plusieurs reprises, il entreprend des réformes dans le fonctionnement du clergé espagnol en vue d'assurer un meilleur respect des règles. Fondateur de l'Université d'Alcala de Henares, il dirige la rédaction de la Bible polyglotte d'Alcala fondée sur la confrontation des versions hébraïque, latine et grecque.

  2. Mudéjares

    Terme qui vient de l’arabe Mudajjan (« domestique »). C’est le nom donné aux musulmans d’Espagne devenus sujets de royaumes chrétiens après le XIe siècle siècle. Les Mudéjares formaient des îlots musulmans dans le monde chrétien ibérique, avant d’être contraints à la conversion ou à l’exil. Les Mudéjares parlaient le castillan et écrivaient la langue romaine en caratères arabes, d’où le terme Aljamiaado.

  3. Morisques

    Morisques, de l’espagnol Morisco (« petit maire ») : musulmans convertis, de gré ou de force, au catholicisme après l’abrogation par les rois catholiques (Ferdinand d’Aragon et Isabelle d’Espagne) des accords qui leur permettaient de conserver leur foi et leurs coutumes musulmanes sur le sol espagnol.

  4. Philippe II (1527-1598)

    Né à Valladolid, il reçoit une éducation qualifiée d'austère et est connu pour sa piété ascétique. Très jeune, il est investi de responsabilités politiques. En 1556, quelques mois après l'abdication de son père Charles Quint, il hérite d'un immense empire comprenant notamment l'Espagne et ses colonies. Monarque imposant un système politique de centralisation et d'unification, engagé dans une guerre contre la France puis l'Angleterre et la répression d'une révolte dans les Provinces Unies, il incarne à la fois le « Siècle d'or » espagnol et les faiblesses qui constituent le revers de sa puissance : coût des guerres, départ vers les colonies du continent américain, exode des Morisques. Roi d'Espagne en 1556, il succède à son père Charles Quint. Au cours de son règne, il affronte les puissances protestantes européennes, en particulier l'Angleterre. Mais sa tentative d'invasion du pays par la mer (« l'invincible armada ») échoue en 1588.

  5. Calvinistes

    Doctrine chrétienne qui doit son nom à Jean Calvin. Fondée sur les sources pauliniennes et augustiniennes, l’accent est porté sur la souveraineté absolue du Dieu professé et sur la justification de l’existence par la foi. A partir du foyer genevois, le calvinisme s’étend rapidement dans les Provinces Unies, le royaume de France -où il prend la forme du mouvement huguenot- et il franchit les Pyrénées. Il est combattu par les souverains espagnols qui, suivant le magistère catholique, y voient l’expression d’une « hérésie ».

  6. Fernando de Valor

    Fernando de Córdoba y Válor, surnommé le « roi des Morisques ». Né au milieu du XVIe siècle, il se convertit à l’islam et prend pour nom musulman Muhammad ibn Umayya (Abén Humeya). Instigateur du soulèvement morisque d’Alpujarat, en Andalousie, contre la politique religieuse de Philippe II, il est assassiné par son propre cousin, Ibn Abbou.

  7. Don Juan d'Autriche (1547-1578)

    Fils illégitime de Charles Quint, donc demi-frère de Philippe II d’Espagne, il est prince espagnol de la dynastie des Habsbourg. Engagé dans une carrière militaire, il commande la flotte des « Sainte Ligue » lors de la bataille maritime de Lépante, en 1571, remportée contre les Ottomans. Il conquiert Tunis, puis gouverne les Pays-Bas entre 1576 à 1578 avant de mourir de maladie.

  8. Inquisition

    Institution établie par le pape Innocent III, au XIIIe siècle, dans le but de lutter contre l’ « hérésie ». Elle vise d’abord les Cathares et les Albigeois. Aux XVe et XVIe siècles, elle constitue un instrument utilisé par les l’Eglise espagnole, en accord avec les souverains, pour lutter contre toute forme d’ « hétérodoxie », notamment à l’encontre des « nouveaux chrétiens ». Il s’agit d’une institution qui permet de dépasser la simple union des deux couronnes (Castille et Aragon) pour donner à l’Espagne l’identité souhaitée par ses souverains.

  9. Abû ‘Abdallâh

    Abû ‘Abd Allâh (Boabdil en castillan) Az-Zughbî (« le Malchanceux ») ou El Chico (« le Jeune ») 1459-v.1532) : 22e et dernier souverain de la dynastie nasride établie à Grenade. Il succède à son père en 1482, sans pouvoir surmonter, par la négociation ou par la violence, les rivalités internes entre grandes familles de l’émirat. Après avoir remporté une première victoire sur les chrétiens, en mars 1483, il est défait le mois suivant devant la ville de Lucena. Prisonnier pendant cinq ans, il remonte ensuite sur le trône avant d’essuyer une défaite définitive face aux troupes conduites par Isabelle la Catholique. Il se réfugie à Fès.

  10. Grand Duc de Lerma

    Don Francisco Gomes de Sandoval Y Rojas, duc de Lerma (v.1552-1625). Ministre de Philippe III, il est le premier des validos (« favoris ») avant d’être désavoué par le monarque, en 1618.

  11. Ahmed al-Mansûr al-Dahbi (« le Doré ») (m. en 1603)

    Sixième sultan Saadien, il prend le pouvoir après la mort de son frère Abd-Malek pendant la bataille de Ouad Al-Makhazen (1578) dite la « Bataille des trois rois ». Le règne d’Al-Mansûr signe une renaissance culturelle et artistique pour le Maroc en voie de constitution. Au plan économique, l’essor s’appuie d’une part sur l’implantation de la canne à sucre et, d’autre part, sur l’importation de l’or de l’Afrique de l’Ouest saisi après la victoire remporté sur l’empire de Gao. Al- Mansûr parvient à fonder un empire grâce à sa politique religieuse et à sa diplomatie fondée sur l’équilibre des forces entre les Ibériques et les Ottomans.

  12. Ahmed al-Qarâfî

    Shihâb al-Dîn al-Qarâfî (1228-1285) est un savant ayant vécu sous les dynasties ayoubide et mamelouke en Egypte. Il est connu comme promoteur et défenseur du rite malékite. Son influence s’est largement répandue dans le monde sunnite.

  13. Fatwa

    Avis juridique basé sur les fondements de la sharî‘a. En général, elle est émise à la demande d’un individu, d’un groupe ou d’un juge, pour répondre à une question relevant de l’ordre de la foi ou bien de la pratique musulmane. C’est une forme de jurisprudence islamique.

  14. Philippe III (1578-1621)

    Peu intéressé par sa fonction, il remet la direction du gouvernement espagnol dans les mains de Francisco Gomes, duc de Lerma puis de son fils. Il est partagé entre le désir de faire vivre le faste de la cour et celui de se retirer hors du monde pour vivre une solitude pieuse. Il meurt prématurément. Fils de Philippe II et de sa quatrième épouse et nièce Anne d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien II du Saint-Empire et de Marie d'Espagne.

  15. Abû al-Qâsim al-Hajjari (né v.1570)

    Grand savant morisque. Il vit comme « nouveau chrétien » en Espagne avant de fuir la péninsule Ibérique, en 1599, pour s'installer au Maroc. Il y devient traducteur au palais du sultan Al-Mansûr. En 1611 il figure parmi les émissaires marocains envoyés en France puis au Pays-Bas pour établir des relations entre le Maroc et ces royaumes. Il joue rôle remarqué en faveur des morisques expulsés.

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AccueilAccueilImprimerImprimer Mohamed El Mazouni, Professeur à l'Université Ibn Zohr, Agadir (Maroc) Réalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)